22 mars 2015

Deleted scene

Une appréciation de l'exposition « Deleted Scene : des traces en taïga » de Yury Toroptsov au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris.


Le point de vue du tigre

L’exposition « Deleted Scene : des traces en taïga » que présente actuellement l’artiste photographe franco-russe Yury Toroptsov au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris, est loin de pouvoir être réduite à une exposition photographique. Le visiteur qui passerait rapidement dans les deux salles qui l’abritent, au deuxième étage du musée, serait comme un chasseur qui resterait sur le chemin forestier et ne s’aventurerait pas sous le couvert des arbres : il sentirait la présence animale sans pouvoir l’atteindre.

Les photographies de Yury Toroptsov, dont certaines sont pourtant en elles-mêmes, prises individuellement, très attractives au sens esthétique (je pense à la vue plongeante sur les maisons depuis l’orée du bois, aux braises rougeoyantes dans l’obscurité, au petit cheval blanc à la fenêtre, au monument d’Arseniev, aux arbres dénudés au bord du lac gelé…), ne sont pas là pour être regardées dans leur unité mais dans leur relation les unes aux autres, à travers le labyrinthe de symboles et d’indices que cette exposition aux médiums multiples (photo, vidéo, installation) dessine pour nous donner les clés d’un récit dont chaque visiteur réussira ou pas à ouvrir la porte.


Yury Toroptsov est né en 1974 dans l’Extrême-Orient russe, à trois cents kilomètres de Vladivostok. Cette année-là, les environs du village où vivait sa famille accueillaient le tournage d’un film qui obtiendrait l’Oscar du Meilleur Film Etranger en 1976 : « Dersou Ouzala » du réalisateur japonais Akira Kurosawa (1910-1998), magnifique ode à l'amitié et à la nature. Cette même année, le jeune père de Yury Toroptsov apprenait qu’il était atteint d’un cancer. La maladie l’emporterait en 1976.

« Deleted Scene : des traces en taïga » fait se rencontrer trois histoires parallèles : les conséquences intimes du drame familial provoqué par la disparition brutale de l’un de ses membres,  la présence improbable d’une équipe de cinéma près d’un petit village perdu dans l’immensité de la taïga russe et la transformation d’un personnage autochtone en une figure universelle.


La clé de voûte de ces trois histoires est un animal. Un félin qui règne en maître sur la taïga et provoque dans ses populations les sentiments mêlés d’admiration et d’effroi : le tigre de Sibérie.  L’animal réel sauvage d'abord, qui vit en solitaire dans les forêts de la région et incarne, pour les chasseurs et les autres habitants de ces vastes espaces, la toute puissance de la Nature, ses splendeurs et ses dangers. L’animal réel dressé ensuite, utilisé pour une scène cruciale du film « Dersou Ouzala » et amené sur le site du tournage dans une grande cage métallique. L’animal mythique enfin, dont la tradition orale extrême-orientale a fait depuis la nuit des temps une incarnation du Destin, de l’imprévisibilité de la Vie et de la Mort.


A l’hiver 1974, le père et la mère de Yury Toroptsov, allant en voiture d’un village à un autre et empêchés par une crue de prendre la route habituelle, empruntèrent un trajet alternatif et tombèrent par hasard sur le site exact du tournage de la scène du tigre de « Dersou Ouzala ». Ils s’arrêtèrent quelques instants pour regarder ce qui se passait et poursuivirent leur chemin. Quarante ans plus tard, la mère de l’artiste se souvient encore de l'animal dans sa cage, des projecteurs aveuglants, de l'animation inattendue dans ces parages habituellement déserts. Yury Toroptsov, bébé, dormait dans les bras de sa mère.

L'affiche russe du film « Dersou Ouzala » 1975

Au cours de l’élaboration de son projet, Yury Toroptsov a retrouvé dans les archives d’un vieux couple de photographes amateurs quelques photos inédites de ces scènes du tournage de « Dersou Ouzala ». Des petites photos en noir et blanc qui donnent corps à un souvenir lointain que les anciens du village évoquent encore aujourd’hui avec nostalgie et fierté. Ces photographies, présentées dans l’exposition, n’ont pas qu’un intérêt documentaire. Elles conservent en quelque sorte le regard, identique mais non capturé par eux, des parents de l’artiste sur le moment fugace où ils passaient en voiture au même endroit. Elles cristallisent, comme le dit l’artiste lui-même dans le livre qui accompagne l’exposition, « la dernière heure du temps où nous étions encore réunis et heureux ».

Akira Kurosawa sur le tournage

Le tigre s’est manifesté au cours de ces semaines dont ces photographies sont le témoin. Non pas l’animal en cage, l’animal du film, mais le Tigre-Destin qui allait donner un coup de griffe fatal à l’unité d’une famille en frappant sa pierre angulaire : le père. Et provoquer des blessures intimes qui ne se seront jamais totalement refermées. Les photographies que Yury Toroptsov a rapportées de son voyage russe sur les « vestiges éparpillés de la mémoire de son père » montrent de façon récurrente ces coups de griffes, qu’ils soient le sillon de fracture d’une route de terre, le fossé empli d’eau d’un coin de campagne, les cicatrices d’un pontage sur le torse de sa mère.

La mort de l’époux et du père, l’hiver des sentiments, le déplacement des personnes et des choses. Mais aussi les perce-neige qui annoncent le printemps, le feu qui brûle et prépare la régénération, l’eau qui comble les crevasses. L’une après l’autre, l’une avec l’autre, les photographies accrochées aux murs de l’exposition racontent la douleur indicible et l’apaisement progressif inéluctable.    

Le vrai Dersou Ouzala

Dersou Ouzala, le sage et vieux chasseur de la tribu golde qui vécut au tournant du XXème siècle sur le territoire même où Yury Toroptsov a réalisé ses photographies est mort assassiné en 1908. Il n’aurait laissé aucune trace dans l’histoire et la mémoire des hommes si le topographe Vladimir Arseniev (1872-1930) ne l’avait rencontré en 1906 (faussement indiqué en 1902 dans le livre et le film) et n’avait passé quelques mois avec lui dans la taïga, l’employant comme guide et le découvrant comme ami. Le livre qu’il consacra à leurs aventures, publié pour la première fois en Russie en 1921, fit de Dersou Ouzala une figure nationale et fut adapté en scénario par Kurosawa pour son célèbre film sorti sur les écrans en 1975. Sur les hauteurs de la ville d’Arseniev (qui prit le nom du topographe-écrivain en 1952), un monument massif en béton de l’époque soviétique commémore le visage de Dersou et la silhouette de Vladimir. Depuis sa construction, c’est le lieu où les amoureux se donnent rendez-vous, où les promesses se font et les espoirs s’ébauchent.

Le monument

Mais les amoureux du coin savent, parce qu’ils sont russes et qu’ils croient au plus profond d’eux-mêmes en leurs légendes, que le tigre rode toujours dans la forêt et qui si par hasard on le croise, il pourra aussi bien vous ignorer et vous tourner le dos pour disparaître dans son domaine que vous déchirer en lambeaux de ses griffes et de ses crocs.

Vladimir Arseniev n’a jamais pu retrouver la tombe de Dersou Ouzala, engloutie par l’urbanisation. Yury Toroptsov, lui, a retrouvé celle de son père, laissée à l’abandon depuis des décennies. Le film « Dersou Ouzala » redonnait vie, par le pouvoir magique du cinéma, à un chasseur solitaire depuis longtemps retourné à la Nature. L'exposition et le livre « Deleted Scene : des traces en taïga » explorent une histoire familiale intime et révèlent le beau visage d’un père dévoré bien trop tôt par le tigre.

Le père

En visitant l’exposition de Yury Toroptsov, j’ai étrangement plusieurs fois pensé un peintre du XVIIème siècle dont l’œuvre, si on prend le temps de l’observer et de la décrypter, nous bouleverse parce qu’elle nous parle, par l’entremise de la Bible ou des Dieux, de notre vie et de notre mort, de nos inquiétudes face à aux frappes du Destin et de notre inlassable quête d’impossibles réponses : Nicolas Poussin (1594-1665) et notamment à l'un de ses plus puissants tableaux, « Paysage avec Orphée et Euridyce» (1650-1653, Musée du Louvre). Comme la peinture classique pouvait être littéraire et métaphysique, la photographie contemporaine peut l’être aussi. C’est ce que nous montre l’émouvante exposition de Yury Toroptsov et le très beau livre « Deleted Scene » qui fait si bien corps avec elle.

Yury Toroptsov
Deleted Scene : des traces en taïga
Exposition jusqu’au 14 juin 2015

Musée de la Chasse et de la Nature
62 rue des Archives 75003 Paris


Photobook « Deleted Scene » de Yury Toroptsov
Postface de Claude d'Anthenaise
Editions Kehrer, 2015. 96 pages. 30 €

Deleted scene (Des traces en taïga). 2015 from Yury Toroptsov on Vimeo.

4 commentaires:

  1. Malheureusement je reviens à Paris alors que l'exposition sera terminée. J'ai vu le Kurosawa et lu le livre de Toropstov, de grands moments !

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    1. L'exposition finie, il reste le photobook de Toroptsov qui la prolonge. J'avais redécouvert le film de Kurosawa en 2014 en 70mm à la Cinémathèque Française, ça avait été un vraie révélation.

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