26 février 2009

The Bill Douglas Trilogy (Bill Douglas, 1972-1978)


Les yeux ne mentent pas. Même s’il avait de beaux habits et les cheveux bien coiffés, le regard d’une infinie tristesse de Stephen Archibald, le jeune acteur non-professionnel qui interprète Jamie dans la Trilogie de Bill Douglas, nous dirait quand même que ce garçon en a déjà trop vu pour son âge et que les années devant lui ne seront sans doute pas faciles. Stephen Archibald avait 12 ans quand il a joué dans My Childhood (1972), 13 ans dans My Ain Folk (1973) et 19 ans (1978) dans My Way Home. En 1998, il n’avait pas 40 ans quand il est mort, son corps défait par la drogue, la malnutrition et la violence. En 2001, le Musée National d’Ecosse a nommé My Childhood meilleur film écossais de tous les temps et Stephen Archibald un des plus grands acteurs du pays…

L’excellente édition DVD par la BFI de la Bill Douglas Trilogy, a permis de redécouvrir une œuvre sans équivalent dans le cinéma britannique par son austérité, son exigence, sa violence, sa beauté plastique et son intense poésie. Une œuvre née du besoin du réalisateur Bill Douglas (1934-1991) de raconter sa propre histoire et l’exorciser avant, peut-être, de pouvoir passer à autre chose.

En trois courts films (My Childood fait 48 minutes, My Ain Folk 55 minutes, My Way Home 72 minutes, soit un total d’un tout petit moins de 3h de film pour l’ensemble), la Trilogie de Bill Douglas raconte donc la fin de l’enfance et l’adolescence de Jamie, alter-ego du réalisateur. Un gamin mal né dans une petite ville minière d’Ecosse dans les années 1930 où la misère économique, culturelle, physique et morale est le quotidien de tous. Sa mère morte à l’asile, son père remarié à une femme qui ne l’aime pas, Jamie est élevé successivement par ses deux grand-mères, l’une méchante et l’autre à moitié folle. Cancre à l’école, il passe son temps libre à sillonner solitaire la morne campagne et les terrils des alentours et à se battre avec son demi-frère un peu plus âgé que lui.

Pour résumer la Trilogie, on peut dire que My Childhood (Mon Enfance) raconte sa vie avec sa première grand-mère à la fin de la guerre, My Ain Folk (Les Miens) ses années avec sa seconde grand-mère après la guerre et My Way Home (Mon Chemin vers la Maison) l’échec de ses années de pension à Edinburgh au début des années 1950 et son envoi comme militaire en Egypte avec, à la clé, la possibilité d’un meilleur futur.

Je ne savais pas à quoi m’attendre en commençant à regarder il y a quelques jours la Trilogie de Bill Douglas, si ce n’est qu’elle avait été difficilement visible pendant presque trois décennies, qu’elle bénéficiait de la meilleure critique possible, qu’elle était considérée comme une œuvre à part et essentielle du cinéma du Royaume-Uni et qu’elle avait le pouvoir de marquer durablement les spectateurs qui se laissaient aller à sa grammaire et à son rythme originaux. Je dois avouer qu’à la toute fin du troisième film, j’avais l’impression d’avoir découvert une œuvre qui restera longtemps avec moi, en tant que cinéphile mais aussi, et c’est le plus important, en tant qu'individu.

La Trilogie de Bill Douglas, tournée en noir et blanc et en 1:33, est traversée sur toute sa durée par des plans, des images, des moments qui rappellent sans les imiter le cinéma de Dreyer, Bergman et Bresson. Il y a très peu de dialogues (qui d’ailleurs sont presqu’incompréhensibles : l’accent écossais n’est pas, de loin, le plus facile) et souvent, l’esprit du cinéma muet (sonore mais pas parlant) semble imprégner les films. Un enfant et sa grand-mère qui traversent un champ en se tenant la main, un corbillard qui parcourt une route sur la crête d’une colline, des gamins qui se roulent sur les pentes d’un terril, un train qui s’éloigne vers le lointain, des personnages qui dorment dans des intérieurs presque vides, des hommes qui descendent en silence à la mine, un chat qu’on tue parce qu’il a mangé le canari, deux frères qui se battent comme des chiens, le jeu d’un garçon dans la fumée d’une locomotive, le dunes de sable dans le désert d’Egypte, un sourire qui éclaire pour la première fois le visage de Jamie… Ces images composées à la perfection (Bill Douglas avait l’œil d’un peintre ou d’un photographe pictorialiste) prennent le temps de s’imprimer dans la rétine du spectateur en créant, par leur succession, un lent poème visuel existentiel, souvent ponctué de contrepoints en fulgurances inattendues, comme cette ouverture du second volet de la Trilogie (My Ain Folk) sur un paysage en Technicolor flamboyant, les seules notes de couleur des trois films, qui frappent comme un cri : le premier moment de surprise passé, on se rend compte que Jamie est au cinéma et qu’il est en train de regarder, stupéfait et émerveillé, Fidèle Lassie avec Elizabeth Taylor.

Comme souvent chez Dreyer, Bergman et Bresson, les trois films sont ceux du chemin difficile, métaphorique, d’une naissance. Ici, celle de Jamie (donc celle de Bill Douglas), qui naît vraiment à la vie à 19 ans, au moment de sa rencontre à l’armée en Egypte avec un soldat un peu plus âgé, Robert (dans la réalité, Peter Jewell), dans lequel il trouve pour la première fois quelqu’un sur qui compter. La fin, ouverte, peut être envisagée quand on cherche ensuite des informations sur Bill Douglas : sa vraie rencontre avec Peter Jewell lui a révélé que l’humanité n’était pas universellement mauvaise, que l’amitié et la culture pouvaient transcender le réel et que le salut, pour lui tout au moins, passerait par la création artistique, en l’occurrence, il le découvrirait plus tard, par le cinéma. L’histoire commune de Douglas et de Jewell est d’ailleurs étonnante : elle aurait été (d’après l'excellent documentaire sur Bill Douglas qui figure sur le DVD du BFI), contrairement à ses apparences homosexuelles, une histoire d’amitié totale mais non sexualisée entre les deux hommes.

Bill Douglas avait trouvé ses deux acteurs principaux, Stephen Archibald (Jamie) et Hughie Restorick (son demi-frère Tommy) à un arrêt de bus à la sortie d’Edinburgh. L’enfance elle-même difficile des deux jeunes acteurs, qui transparaît dans chacune de leurs scènes, donne un supplément de réalité et d’âme aux films. Stephen Archibald joue à la fois les jeunes années de Bill Douglas mais, en quelque sorte, les siennes aussi. C’est très émouvant de le voir passer, sur la durée de la Trilogie, d’un gamin tragique d’une douzaine d’années à un jeune homme de près de vingt ans qui s’éveille. Si Bill Douglas, dans la vraie vie, a réussi à surmonter son enfance (mais le réussit-on jamais ?) par sa rencontre avec Peter Jewell et son entrée à la London International Film School, les deux jeunes acteurs n’auront pas cette chance. Aucun des deux n’a évidemment fait carrière après la Trilogie, mais ils sont retournés à leurs existences à la dérive : on l’a déjà vu plus haut pour Stephen Archibald. Hughie Restorick, lui, s’est suicidé à 30 ans.

La Trilogie de Bill Douglas est le grand œuvre du réalisateur, une création qui lui assure une place définitive dans l’histoire du cinéma britannique et sans doute du cinéma en général. En 1986, huit ans après la sortie du troisième film, il réalisa Comrades (Camarades), une fresque intimiste sur la vie de plusieurs employés de ferme du XIXe siècle qui formèrent un syndicat et furent exilés en Australie. Ce film de 3h en couleur, qui fit l'objet d'une production très difficile, est pratiquement invisible depuis plus de vingt ans : il est pourtant considéré comme un des grands chefs-d’œuvre inconnus du cinéma britannique (mais, bonne nouvelle, il doit sortir en DVD et Blue-Ray prochainement, vers juin 2009). Par ailleurs, Bill Douglas et Peter Jewell collectionnèrent pendant près de trente ans des objets sur l’histoire du cinéma et de la culture populaire (notamment la plus importante collection au monde d’objets liés aux prémices du cinéma, comme les lanternes magiques). Leur collection a été donnée à la mort de Bill Douglas à l’Université d’Exeter : elle est aujourd’hui visible au "Bill Douglas Centre for the History of Cinema and Popular Culture".

Sur la tombe de Bill Douglas, dans le petit cimetière de Bishop’s Tawton (Devon), sont gravés ces mots : « We only have to love one another to know what we must do » (« Il suffit de s’aimer les uns les autres pour savoir ce qu'on doit faire »). C’était sans doute le crédo de Bill Douglas, c’est aussi, de toute évidence, la morale de sa bouleversante Trilogie dont la dernière image, sublime de promesses, est celle d’un arbre mort qui se remet à fleurir…

Une œuvre difficile de premier abord, mais d’une richesse plastique et thématique inoubliable, la Trilogie de Bill Douglas est l’une de mes plus belles découvertes récentes, et qui, j’en suis sûr, demeurera très longtemps avec moi. Une édition française avec sous-titres s’impose : cela permettrait à cette œuvre majeure de rencontrer un plus large public de cinéphiles francophones.

23 février 2009

Sniff, Swig, Puff (Bea Arthur & Rock Hudson, 1980)


Devant la demande universelle et entre nous, voici l'origine du titre du blog que vous êtes en train de parcourir : Sniff and Puff.

Ce titre provient de l'inénarrable (et interminable) chanson "Everybody today is turning on" interprétée par Bea Arthur et Rock Hudson dans le show TV américain "The Bea Arthur Special", diffusé par CBS en 1980. Une chanson à l'origine écrite pour le musical génial et méconnu "I Love my Wife" en 1977 et reprise à l'unisson et au dixième degré par nos deux cinquantenaires malicieux trois ans plus tard. Un morceau insensé, véritable show-stopper, qui parle de substances qu'on sniffe et taffe (Sniff, swig, puff) sur un air plus qu'enlevé. Des paroles qu'on ne pourrait plus du tout entendre sur les télés d'aujourd'hui (How can a whiskey beat cannabis ?) et une interprétation géniale par Rock et Bea, très classieux en smoking et robe du soir, qui ont l'air de vraiment s'amuser tout en ayant trouvé le ton absolument juste. Bea est impériale comme d'habitude et Rock impressionnant de coolattitude. Un grand moment de n'importe quoi et un sommet de camp qui ne cessent de m'enchanter. J'adore !

Vous pouvez voir le numéro ci-dessous. Oui, la vidéo est un peu floue mais c'est un incunable. Essayez de comprendre quelques paroles ici et là, je vous jure que ça vaut le coup ! Ah, j'oubliais : il n'a pas de meilleure chanson pour un play-back à la maison. Et je sais de quoi je parle !

For some it’s grass, for some it’s coke
For some it’s powder, for some it’s smoke
Everybody today is turning on!
For some it’s dust, for some it’s weed
For some it’s acid, for some it’s speed
Everybody today is turning on!

Time was when if a fella felt depressed
He simply got it off his chest
By callin’ on a preacher
Talkin’ to his teacher
Coughin’ up a half a buck to see a double feature

But now it’s pills, and now it’s pot
And now it’s poppers, and God-knows-what!
Sniff, swig, puff, and your cares are gone!
Everybody today is turning on!

The simple life it must have been
When “smoke” was Luckys and “high” was gin!
One pink lady and how it turned ‘em on!
“Junk” was trash, “speed” was swift
Glue was pasted instead of sniffed
Coke and aspirin, and wow it turned ‘em on!

Those days whenever folks were feeling low
They knew that they could get a glow
And chase away the vapors
Laughing at the capers
(ici, un vers incompréhensible)
In the Sunday funny papers!

But now it’s ("sniff" noise) and down it goes
Around your windpipe and up your nose!
Sniff, swig, puff, and your cares are gone!
Everybody today is turning on!

Remember when “high” was up and kicks were tame
And “amyl nitrate” was some guy’s name?
Holdin’ hands and smoochin’ was turning on!
“Horse” was ride and “roach” was bugs
“French connections” were foreign plugs
Jivin’ to Eddie Duchin was turning on!

Those days when if your nerves were kind of shot
Instead of going right to pot
You prayed to hold it steady
Kept a Bible ready
Took advice from Rabbi Weiss or Mary Baker Eddy!

But with the world so much amiss
How can a whiskey beat cannabis?
Sniff, swig, puff, and your cares are temporarily gone!
Everybody today is turning on!

Remember when “hash” was fried and “T” was brewed?
Someone “pushing” was merely rude
But once a week you cut the grass
And too much acid just gave you gas!

Sniff, swig, puff, and your cares are temporarily gone
Everybody today is puffin’!
Into fudge look what they’re stuffin’!
Hold it, Ma, don’t touch that muffin!
God knows what your grandpa’s snuffin’!
Everybody today is turning on!


22 février 2009

Harriet Craig (Vincent Sherman, 1950)

Quand, dès la première scène, une nièce, une gouvernante et une femme de ménage sont prises de panique et courent dans tous les sens dans une grande demeure bourgeoise en lustrant les meubles d’un ultime coup de chiffon, en arrangeant les bouquets de fleur, en passant un dernier coup d’aspirateur sur le tapis persan et en polissant avec frénésie la rampe d’escalier… et qu’on sait qu’on est en train de regarder le début d’un film avec Joan Crawford, on ne peut que s’installer confortablement dans son canapé, les yeux rivés à l’écran et attendre avec impatience la grande entrée de la Star, qui, on s’en doute, ne saurait tarder.

Et Elle entre, de dos (on découvre donc d’abord sa nuque et l’arrière de sa silhouette), traversant le décor du premier à l’arrière-plan en discutant au téléphone puis en faisant un rapide demi-tour sur elle-même pour revenir vers le spectateur de pleine face et en gros plan, en lançant des remarques vexatoires à destination du personnel de maison (du genre, à une petite bonne qui descend précipitamment de l'étage : « Je vous ai dit MILLE FOIS de ne pas utiliser le grand escalier, ce n’est pas étonnant que le tapis soit tout élimé ! »). Lorsque le film passe dans les cinémas spécialisés de San Francisco, il paraît que cette introduction déclenche souvent bravos et hourras parmi le public, évidemment conquis à l’avance.

Harriet Craig étant un film de Vincent Sherman, vieux routard appliqué et souvent inspiré des Women’s Pictures en noir et blanc avec monstres sacrés (Old Acquaintance, Mr. Skeffington…), on se dit que les codes du mélodrame seront respectés à la lettre, que Joan Crawford mordra dans son rôle à pleines dents, que les autres feront de la figuration, que le savoir-faire sera au rendez-vous et que l’amateur de ce type de film se régalera de bout en bout. Pour ma part, qui ai découvert le film il y a quelques jours, le contrat a été respecté au-delà de mes espérances.

Evidemment, il faut à priori être adepte du genre. Car le genre du Women’s Picture (un drame dont l’histoire se focalise sur les turpitudes qui assaillent son héroïne) ne saurait être aimé de tous : les péripéties hautement improbables des scénarios, l’artificialité des décors, les partitions à base de piano et de violon et les numéros souvent outranciers des actrices peuvent aujourd’hui rebuter. Lorsque ces films étaient produits à la chaîne par Warner Bros., MGM ou Columbia entre le milieu des années 1930 et des années 1960, le public (majoritairement féminin comme le nom du genre l’indique) s’y précipitait pour déguster avec avidité les bonheurs et surtout les déboires de leurs personnages principaux, insectes vrombissants pris dans les toiles d’araignées tissées par les scénaristes à l’imagination débridée. Harriet Craig est l’exemple parfait de ce type de film (c’est aussi un remake des deux films plus anciens Craig’s Wife de 1928 avec Irene Rich et Craig’s Wife de 1936 avec Rosalind Russell) : révélant comme souvent son origine théâtrale (ici une pièce de George Kelly), les personnages sont peu nombreux afin de laisser toute la place à la star ; les lieux de l’action sont limités à quelques décors d’intérieurs construits en studio ; le scénario est bavard, la parole étant le moteur principal des péripéties de l’histoire. Histoire qui n’est, au final, que l’étude de la personnalité complexe d’une héroïne et de ses capacités à résister à l’adversité.

La terrible Harriet (Joan Crawford, donc) est mariée depuis une quinzaine d’années à Walter Craig (Wendell Corey), un ingénieur plutôt introverti qui noie sa solitude dans le whisky. Emotionnellement frigide et monstrueusement égocentrique, elle se réalise dans l’aménagement et la maintenance impeccables de sa grande maison où tout semble fixé à sa place comme dans un musée. Seul un précieux vase Ming qui trône au-dessus de la cheminée semble parfois l’attendrir et la plonger dans des pensées profondes. La maison est aussi occupée par sa nièce d’une vingtaine d’années, qu’elle traite comme une domestique et deux domestiques, qu’elle traite comme des esclaves. Elle traite d’ailleurs son mari comme un cousin : si tous les objets de la demeure sont donc bien à leur place, les relations des personnages sont, elles, toutes faussées. Harriet Craig ne supporte pas les collègues de son mari (des ingénieurs sans conversation), le soupirant de sa jeune nièce (trop commun) ni le petit garçon et sa mère de la maison d’à-côté (trop familiers). Seuls quelques vieux notables et matrones de la ville, qu’elle invite lors de cocktails mensuels, trouvent grâce à ses yeux. Mais l’ordre glacial de la vie d’Harriet menace de rompre quand le patron de son mari propose à celui-ci une mutation temporaire au Japon et que la nièce se met à savourer de plus en plus son éveil amoureux. Harriet Craig va alors chercher à maintenir l’ordre quotidien de son existence en écrasant tout ce qui se met sur son chemin par une stratégie de mensonges, d'intimidations et de manipulations…

Harriet Craig est évidemment un festival Joan Crawford qui est de pratiquement toutes les scènes et qui, à 45 ans lors du tournage du film en 1950, commençait à devenir sa propre caricature. Tout, chez elle, semble s’hypertrophier : ses yeux, ses sourcils, ses lèvres, ses épaules. Ses coiffures et ses tenues se compliquent dans un crescendo d’artifice. La star sublimement belle des années 1930 devient l’étonnante créature de la seconde partie de sa carrière qui fait, plus encore aujourd’hui qu’hier, les beaux jours des transformistes cinéphiles. Un rôle comme Harriet Craig, qu’elle reprendra d’ailleurs presque à l’identique en 1955 dans un autre formidable Women’s Picture, Queen Bee, fascine parce qu’il fusionne dans l’imaginaire de nous autres spectateurs, ce que l’écran nous montre et ce qu’on l’on nous a dit (à tort ou peut-être à raison) de "Joan Crawford-la femme" à travers le livre à scandale de sa fille adoptive Christina et du film-culte qui en a été tiré : Mommie Dearest. Pour avoir pas mal lu et vu de choses sur Crawford, je ne suis pas loin de penser que certains excès d’Harriet Craig reflètent quelque peu la personnalité borderline de l'actrice, notamment son obsession de l’organisation et de l’ordre et sa rage de rester en contrôle de chacune des minutes de son existence.

Dans le touchante eulogie que George Cukor a dite lors de la soirée d’hommage à Joan Crawford quelques semaines après la mort de celle-ci, une anecdote est assez parlante : Cukor rappellait qu’avant les progrès techniques apportés aux caméras, les plans larges se terminant par un gros-plan de visage qu’Hollywood aimait tant nécessitaient l’utilisation d’imposantes grues qui portaient sur un plateau la caméra et une partie de l’équipe technique. Les travelings pour les gros-plan des actrices ou des acteurs demandaient donc à la machinerie de s’approcher, venant souvent de loin, au plus près de leurs visages. Cukor se souvient que seule Joan Crawford sentait la grue venir à elle sans broncher, ciller ni montrer la moindre appréhension. Qu’elle seule semblait toujours en contrôle total sur ses craintes et ses émotions face à un monstre mécanique en mouvement avant.

A la fin de Harriet Craig, l’héroïne du film se retrouve dans sa grande maison vide et la caméra la suit de loin, montant lentement et en grande tenue le majestueux escalier, seulement accompagnée de son ombre projetée sur le mur incurvé et des accords lyriques de l’orchestre. C’est une scène extraordinaire, un sommet du genre (même si les Women's Pictures en général regorgent de scènes finales épatantes). Harriet Craig a foutu sa vie en l’air mais on ne s’en fait pas trop pour elle. On a compris pourquoi elle hait les hommes, les femmes, les enfants et la poussière. Comme Joan Crawford, elle a regagné le contrôle après un passage difficile et est prête à affronter une nouvelle phase de son existence.

Joan Crawford est morte à 72 ans dans son appartement de New-York, le 10 mai 1977, après une vaillante bataille contre le cancer. Loin de Hollywood mais près de son lit, il n’y avait ni ses enfants, ni ses proches mais seulement sa gouvernante et une fan de longue date qui avait su l’apprivoiser. Les affaires classées et les importuns évacués, Lucille LeSueur aka. Joan Crawford quittait la vie comme elle l'avait vécue : en ordre et en contrôle.

Harriet Craig est un film que je recommande vivement, d'abord parce que c'est une excellente distraction et aussi pour plein d'autres raisons dont la moindre n’est pas de voir comment un vase Ming réussit presque à voler la vedette à Joan Crawford, avec laquelle l'objet inanimé s'est mis en tête de livrer un combat sans merci.

DVD Z2 disponible en Espagne sous le titre La Envidiosa.

18 février 2009

Photostories : Les deux Vieilles aux Cabas (1940's ?)


Cette photo anonyme ancienne est peut-être l'une de celles que j'aime le plus, de celles dont je ne me lasse jamais : depuis des années, je la regarde régulièrement en souriant et ne cesse de me demander à quelle période elle a bien pu être prise (dans les années 1930, 40, 50 ?) et surtout, mais alors surtout, ce que ces deux vieilles accrochées à leurs sacs à main pouvaient bien faire pour avoir si peur en choeur.

Enfin, d'après quelques détails, il est à peu près certain que la photo ait été prise à la fin des années 40 et que les deux commères soient montées sur les Montagnes Russes ou parties pour un tour en Train Fantôme. Je les vois d'ici quitter leurs blouses, mettre leurs manteaux, prendre leurs sacs-cabas et partir toutes les deux en virée à Luna Park. Mais j'aime aussi m'imaginer qu'elles aient pu aller voir Frankenstein ou King Kong et que la photo les montre au moment de la première apparition des créatures. Ou encore qu'elles soient tombées sur un exhibitionniste... Leur frayeurs et leurs cris terminés, elles ont du rire, mais rire, à n'en plus finir !

Sacrées vieilles !

17 février 2009

Cult Movies (Danny Peary, 1981-1988)


Attention : post rébarbatif !

Entre 1981 et 1988, le critique de cinéma américain Danny Peary (né en 1949) a publié trois livres fondamentaux : Cult Movies, Cult Movies 2 et Cult Movies 3 (avec les sous-titres : "The Classics, the Sleepers, the Weird and the Wonderful") qui dressaient sa liste des titres de films qui pouvaient prétendre au titre de films-cultes. C'est lui, par l'intermédiaire de ces trois livres (et notamment du premier de la série en 1981) qui a définitivement popularisé ce terme de "Cult Movie" que tout le monde emploie depuis n'importe comment et en dépit du bon sens, le plus souvent dans une optique marketing. Ce n'est cependant pas lui qui en a forgé le terme, ce privilège revenant (et c'est toujours une source de grandes controverses) à Pauline Kael ou à Susan Sontag.

Pour remettre les choses en place, c'est dans son introduction de Cult Movies de 1981 que Danny Peary a donné ses pistes de définition d'un film-culte, puisque de définition magistrale, il n'y a point... par définition (c'est moi qui traduis ces lignes) :

Un "Cult Movie" est un film qui fait l'objet d'une adoration durable de la part d'un cercle réduit de spectateurs longtemps après sa première sortie et dont les images et les sons s'installent de façon permanente dans la vie quotidienne de ses fanatiques... Un "Cult Movie" se prête chez ses adorateurs à des interpétations multiples et contradictoires, inépuisables... Un "Cult Movie" implique le débat et la controverse, la discussion orale plus qu'écrite sur sa qualité artistique, sa thématique, son équipe créatrice... Un "Cult Movie" se revoit régulièrement... Un "Cult Movie" cessse de l'être dès qu'il connait un succès différé massif...

Il faut se replacer dans le contexte : Danny Peary a écrit son premier bouquin Cult Movies à la fin des années 1970. La K7 vidéo vient alors de faire son apparition et est accessible à une frange aisée de la population, les vidéo-clubs sont très peu nombreux, la TV cablée est marginale, les vieux films ne repassent qu'à la télé, dans les ciné-clubs ou lors des ressorties de l'été, les livres sur le cinéma sont rares : l'accessibilité à l'histoire du cinéma est encore très réduite. La charge affective que ces films-cultes provoquent chez leurs admirateurs inconditionnels est relativement bien plus forte qu'aujourd'hui, où notre accès aux films anciens est très facile par le DVD, le câble, Internet... C'est donc surtout historiquement que ces listes sont intéressantes. Elles montrent aussi et justement à quel point le terme "culte" est versatile et quasi indéfinissable, les films couvrant les genres les plus divers et les valeurs les plus opposées du spectre critique "raisonnable". Il y a évidemment quelques intrus dans cette liste : je ne crois pas que Peary y ferait figurer aujourd'hui "La Cage aux Folles"... Et encore, peut être qu'il y a toujours des vrais dingues de ce film-là (c'était le cas à sa sortie et dans les quelques années qui la suivirent).

Danny Peary n'a malheureusement jamais continué sur les films des années 1990-2000 malgré la pression de ses lecteurs. Il l'a justifié en disant que les années 1990 ont fait du "Cult Movie" un objet de consommation grand public, souvent même produit en tant que tel, et que le concept original n'existe donc plus, qu'il a tout bonnement disparu. A ce jour, Danny Peary continue à écrire, mais des chroniques sportives...

Une faiblesse de ces listes est l'ignorance quasi totale des films non-américains. Mais une fois de plus, il faut se replacer dans le contexte et penser à l'accessibilité des films internationaux à l'époque. Et ne pas oublier que l'intérêt collectif pour les "Cult Movies" est apparu sur les campus des universités américaines, lors des projections du soir dans les ciné-clubs... En France, le concept de "film-culte" existe depuis encore plus longtemps mais n'avait jamais été défini à l'époque. Il suffit de se souvenir des délires des Cahiers du Cinéma et des habitués du Mac Mahon sur un film comme "Les Aventures de Hadji" en 1954, pour se rendre compte qu'ils avaient eu l'intuition d'être devant un Cult Movie, mais sans pouvoir l'expliquer formellement.

Dans les trois bouquins de Danny Peary, chaque film est analysé d'une façon vraiment passionnée et éclairée. Ses notices font trois à quatre pages et étudient le film sous l'angle, après lecture, le plus pertinent, le plus évident. Quleques photos (noir et blanc) illustrent le propos. Cette trilogie est un must absolu pour les cinéphiles. Ceux qui les connaissent en ont tous, sans exception, fait des sortes de livres de chevet : depuis une vingtaine d'années, lorsque j'ai découvert Cult Movies 1 à la librairie W.H. Smith de la rue de Rivoli (je m'en souviens comme si c'était hier), je ne crois pas qu'il se soit passé une semaine sans que je relise une ou deux notices, par pur plaisir, par "délectation" comme on disait dans un autre temps. J'en connais, comme tous les fans des livres, les listes par coeur, dans l'ordre et à rebours et je m'étais donné à l'époque l'ambition de voir tous les films : c'est chose (presque) faite...

Malheureusement et inexplicablement, la trilogie des Cult Movies n'est pas traduite en français. Mais je vous jure que sa lecture justifierait presque de se mettre sérieusement à l'anglais pour ceux qui y sont réfractaires. Oui, ces trois livres sont à ce point d'excellence. A titre d'info, à ce jour les livres sont épuisés mais on peut les trouver pour une bouchée de pain sur les sites de vente d'occasions du style eBay ou Marketplace... Pour les cinéphiles anglophones, surtout, n'hésitez pas : vous ne savez pas ce que vous manquez si vous ne connaissez pas la Cult Movies Trilogy.

Pour être complet sur le sujet, il faut aussi signaler qu'en 1986, Danny Peary a publié un autre livre de critiques de films, tout aussi indispensable : Guide for the Film Fanatic. Dans celui-là, ce sont 1.600 mini-essais (sur 1.600 films donc, du muet à 1986) qui reprennent le style d'analyse critique de sa trilogie des trois volumes de Cult Movies. La reliure de mon exemplaire de Guide for the Film Fanatic est morte depuis longtemps et les pages volent au vent mais il n'est pas semaine non plus où je ne le reprenne pas. Il a aussi écrit le fabuleux Alternate Oscars (sur les films et acteurs qui d'après lui, auraient dû recevoir les Oscars) et le fascinant Close-Ups (des portraits de movie stars). Que des livres-cultes, en somme...

Pour ceux que ça intéresse, voici les trois listes originales des 200 Cult Movies de Danny Peary. Désolé pour la longueur : it's for the record...

Cult Movies (Danny Peary, 1981) : les 100 premiers titres

Aguirre, the Wrath of God - 1972 Herzog
All about Eve - 1950 Mankiewicz
Andy Warhol’s Bad – 1977 Johnson
Badlands – 1974 Malick
Beauty and the Beast (Belle et la Bête, La) – 1946 Cocteau
Bedtime for Bonzo – 1951 de Cordova
Behind the Green Door – 1972 Mitchell
Beyond the Valley of the Dolls – 1970 Meyer
Billy Jack – 1971 Franck
Black Sunday (Masque du Démon, Le) – 1960 Bava
Brood, The – 1979 Cronenberg
Burn ! – 1970 Pontecorvo
Caged Heat – 1974 Demme
Casablanca – 1942 Curtiz
Citizen Kane – 1941 Welles
Conqueror Worm, The – 1968 Reeves
Dance, Girl, Dance – 1940 Arzner
Deep End – 1971 Skolimowski
Detour – 1946 Ulmer
Duck Soup – 1933 McCarey
El Topo – 1971 Jodorowsky
Emmanuelle – 1974 Jaeckin
Enter the Dragon – 1973 Clouse
Eraserhead – 1978 Lynch
Fantasia – 1940 Disney
Forbidden Planet – 1956 Wilcox
Force of Evil – 1948 Polonsky
42nd Street – 1933 Bacon
Freaks – 1932 Browning
Girl Can’t Help It, The – 1956 Tashlin
Greetings – 1968 de Palma
Gun Crazy – 1949 Lewis
Halloween – 1978 Carpenter
Hard Day’s Night, A – 1964 Lester
Harder they Come, The – 1973 Henzell
Harold and Maud – 1971 Ashby
Honeymoon Killers, The – 1970 Kastle
House of Wax – 1953 de Toth
I Married a Monster from Outer Space – 1958 Fowler Jr
I Walked with a Zombie – 1943 Tourneur
Invasion of the Body Snatchers – 1956 Siegel
It’s a Gift – 1934 McLeod
It’s a Wonderful Life – 1946 Capra
Jason and the Argonauts – 1963 Chaffey
Johnny Guitar – 1954 Ray
Killing, The – 1956 Kubrick
King Kong – 1933 Cooper & Schoedsack
King of Hearts (Roi de Coeur, Le) – 1967 de Broca
Kiss me Deadly – 1955 Aldrich
Cage aux Folles, La – 1979 Molinaro
Land of the Pharaohs – 1955 Hawks
Laura – 1944 Preminger
Little Shop of Horrors, The – 1960 Corman
Lola Montes – 1955 Ophuls
Long Goodbye, The – 1973 Altman
Mad Max – 1979 Miller
Maltese Falcon, The – 1941 Huston
Man of the West – 1958 Mann
Night of the Living Dead – 1968 Romero
Nutty Professor, The – 1963 Lewis
Once upon a Time in the West – 1968 Leone
Out of the Past – 1947 Tourneur
Outrageous ! – 1977 Benner
Pandora’s Box – 1929 Pabst
Peeping Tom – 1960 Powell
Performance – 1970 Roeg
Petulia – 1968 Lester
Pink Flamingos – 1973 Waters
Plan 9 from Outer Space – 1956 Wood Jr
Pretty Poison – 1968 Black
Producers, The – 1968 Brooks
Rain People, The – 1969 Coppola
Rebel without a Cause – 1955 Ray
Red Shoes, The – 1948 Powell & Pressburger
Reefer Madness – 1936 Gasnier
Rio Bravo – 1959 Hawks
Rock’n’Roll High School – 1979 Arkush
Rocky Horror Picture Show, The – 1975 Sharman
Scarlet Empress, The – 1934 Von Sternberg
Searchers, The – 1956 Ford
Shock Corridor – 1963 Fuller
Shooting, The – 1967 Hellman
Singin’ in the Rain - 1952 Kelly & Donen
Sunset Boulevard – 1950 Wilder
Sylvia Scarlett – 1935 Cukor
Tall T, The – 1957 Boetticher
Targets – 1968 Bogdanovich
Tarzan and his Mate – 1934 Gibbons
Texas Chain Saw Massacre, The – 1974 Hooper
Top Hat – 1935 Sandrich
Trash – 1970 Morrissey
Two for the Road – 1967 Donen
Two-Lane Blacktop – 1971 Hellman
2001 : A Space Odyssey – 1968 Kubrick
Up in Smoke – 1978 Adler
Vertigo – 1985 Hitchcock
Warriors, The – 1979 Hill

Cult Movies 2 (Danny Peary, 1983) : les 50 titres suivants

Altered States – 1980 Russell
American Friend, The – 1977 Wenders
Barbarella – 1968 Vadim
Basket Case – 1982 Henenlotter
Beat the Devil – 1954 Huston
Bedazzled – 1967 Donen
Big Heat, The – 1953 Lang
Blood Feast – 1963 Lewis
Blood Money – 1933 Brown
Boy and his Dog, A – 1975 Jones
Breathless (A Bout de Souffle) – 1959 Godard
Bride of Frankenstein, The – 1935 - Whale
Children of Paradise (Enfants du Paradis, Les) – 1945 Carné
Clockwork Orange, A – 1971 Kubrick
Cutter’s Way – 1981 Passer
Dark Star – 1975 Carpenter
Daughters of Darkness – 1971 Kumel
First Nudie Musical, The – 1976 Haggard
Godzilla – 1954 Honda
Great Texas Dynamite Chase, The – 1977 Pressman
High School Confidential – 1958 Arnold
His Girl Friday – 1940 Hawks
Last Tango in Paris – 1973 Bertolucci
Man who Fell to Earth, The – 1976 Roeg
Marnie – 1964 Hitchcock
Massacre at Central High – 1976 Daalder
Mommie Dearest – 1981 Perry
Monthy Python and the Holy Grail – 1974 Gilliam
Morgan ! – 1966 Reisz
Ms. 45 – 1981 Ferrara
My Darling Clementine – 1946 Ford
Night of the Demon – 1957 Tourneur
Nightmare Alley – 1947 Goulding
Parallax View, The – 1974 Pakula
Phantom of the Paradise – 1974 de Palma
Picnic at Hanging Rock – 1975 Weir
Pretty Baby – 1978 Malle
Quadrophenia – 1979 Roddam
Salt of the Earth – 1954 Biberman
Seventh Seal, The – 1956 Bergman
Some Like it Hot – 1959 Wilder
Sullivan’s Travels – 1941 Sturges
Taxi Driver – 1976 Scorsese
To Be or Not To Be – 1942 Lubitsch
Vanishing Point - 1971 Sarafian
White Heat - 1949 Walsh
Wicker Man, The - 1973 Hardy
Willy Wonka and the Chocolate Factory - 1971 Stuart
Wuthering Heights - 1939 Wyler
Zardoz - 1974 Boorman

Cult Movies 3 (Danny Peary, 1988) : les 50 derniers titres

An American Werewolf in London - 1981 Landis
Annie Hall - 1977 Allen
Black Cat, The - 1934 Ulmer
Blade Runner - 1982 Scott
Blue Velvet - 1986 Lynch
Body Heat - 1981 Kasdan
Cabinet of Dr. Caligari, The - 1919 Wiene
Cafe Flesh - 1982 Dream
Chilly Scenes of Winter - 1982 Silver
Choose Me - 1984 Rudolph
Diva - 1982 Beinex
Dr. Strangelove - 1964 Kubrick
Easy Rider - 1969 Hopper
Faster, Pussycat ! Kill ! Kill ! - 1966 Meyer
Five Million Years to Earth - 1968 Baker
Gentlemen Prefer Blondes - 1953 Hawks
Glen or Glenda ? - 1952 Wood, Jr.
Gods Must Be Crazy, The - 1980 Uys
Imitation of Life - 1959 Sirk
In a Lonely Place - 1950 Ray
It's a Mad, Mad, Mad, Mad World - 1963 Kramer
Liquid Sky - 1983 Tsukerman
Martin - 1978 Romero
Miracle on 34th Street - 1947 Seaton
Monsieur Verdoux - 1947 Chaplin
Naked Kiss, The - 1964 Fuller
Napoleon - 1927 Gance
New York, New York - 1977 Scorsese
Night of the Hunter, The - 1955 Laughton
Now, Voyager - 1942 Rapper
Los Olvidados - 1950 Bunuel
On Her Majesty's Secret Service - 1969 Hunt
One-Eyed Jacks - 1961 Brando
Over the Edge - 1979 Kaplan
Psycho - 1960 Hitchcock
Quiet Man, The - 1952 Ford
Ride the High Country - 1962 Peckinpah
Road Warrior, The - 1981 Miller
Seconds - 1966 Frankenheimer
Sons of the Desert - 1933 Seiter
Star is Born, A - 1954 Cukor
Stunt Man, The - 1980 Rush
Terminator, The - 1984 Cameron
That Hamilton Woman - 1941 Korda
Thief of Bagdad, The - 1940 Berger/Powell/Whelan
Thing from Another World, The - 1951 Nyby
Touch of Evil - 1958 Welles
Walkabout - 1971 Roeg
Wanderers, The - 1979 Kaufman
Where the Boys Are - 1960 Levin

That's all, Folks !

13 février 2009

Garbocolor (1941)


L'autre jour, je cherchais sur Internet des images de Greta Garbo (1905-1990), une star dont je n'aime pas le jeu maniéré mais dont le visage intemporel remodelé par Hollywood n'a jamais cessé de me fasciner et auquel, étrangement, j'ai besoin de revenir de temps en temps, peut-être pour me rassurer de l'inexorabilité du temps qui passe. La star Garbo, à l'étrange pseudonyme asexué et à la personnalité publique si mystérieuse m'a toujours semblé comme la créature d'un univers parallèle, n'ayant survolé sur nos terres que pour exciter l'imaginaire des cinéphiles et des rêveurs.

Tous les films de Garbo, sans exception, sont en noir et blanc. Ses portraits et photographies de studio les plus célèbres aussi, que l'on retrouve sans cesse au tournant des livres, des documentaires et des expositions. Garbo est donc le noir et le blanc, l'ombre et la lumière sur lesquel le temps semble ne pas avoir de prise. Elle est d'hier, d'aujourd'hui et de demain, figée pour toujours dans un monde qui n'est pas le nôtre, au sommet de cet Olympe moderne des movie stars, dont elle est et restera l'une des déesses tutélaires.

Quelle ne fut donc pas ma surprise en découvrant au hasard de ma balade sur la toile une photo en couleur de Greta Garbo ! Daté du 3 octobre 1941, au moment du tournage de Two-faced Woman, son dernier film avant son retrait dans le mythe, ce portrait par Clarence Sinclair Bull est, ce que j'ignorais, l'un des deux seuls portraits de studio en couleur que l'on connaisse d'elle.

L'autre, du même photographe, date de 1936, sur le tournage de Camille. Il existe aussi une très belle série de quelques photos couleur par Anthony Beauchamp faite lors d'une session au naturel en 1951, dix ans après la fin de sa carrière d'actrice. Et ici et là, des clichés couleur d'une femme assez semblable aux autres qui s'appellait Greta Lovisa Gustafsson, des clichés pris par des paparazzis, des fans ou des amis depuis les années 1940 jusqu'aux dernières semaines avant sa mort. C'est tout. Tout le reste est en noir et blanc, fixé pour l'éternité (les autres photos couleur de Garbo qu'on peut trouver ne sont pas des originaux, mais des clichés noir et blanc colorisés).

Sur ce portrait couleur par Clarence Sinclair Bull, Greta Garbo a 36 ans. En couleur aussi, elle est classiquement, divinement belle. De façon étrange, on note toutefois un jeu de contrastes de lumière sur ses cheveux qui eux, semblent être restés hors de couleur, comme si le noir et blanc allait bientôt reprendre ses droits singuliers sur Garbo. On a même l'illusion d'une mêche blanche à la "Fiancée de Frankenstein", cette autre créature. Mais grâce aux teintes du visage et des avant-bras, on ne peut manquer de percevoir une nuance d'humanité réelle que les autres portraits de studio de Garbo réussissent toujours à évacuer. Un je ne sais quoi qui semble nous la rendre, le temps d'un instant, un peu plus accessible. Comme si la chair s'insinuait dans le marbre et que Greta passait devant Garbo. Mais à peine le temps de le ressentir et hop ! ce moment rare et splendide s'est déjà évaporé...

12 février 2009

Cannibal (Marian Dora, 2005)


Vous vous souvenez peut-être de ce fait divers allemand de 2001 : deux hommes se rencontrèrent par une petite annonce sur Internet. L’un voulait goûter de la chair humaine et l’autre lui avait proposé ses services. Le cannibale coule aujourd’hui ses jours en prison, quant à l’autre… Cette histoire vraie, connue sous le nom d’Affaire du cannibale de Rothenburg, a donné naissance en 2005 à un film qui fait sans doute faire partie de la liste des films les plus éprouvants de l’histoire du cinéma : Cannibal, dont le titre a le mérite d’annoncer la couleur.

Le générique de Cannibal se déroule sur les images d’illustrations anciennes de contes pour enfants avec une voix de femme qui en lit quelques extraits (des contes du genre « ogre » plus que « princesse », cela va sans dire). Le cannibale aurait-il été traumatisé dans son enfance par les vieux contes germaniques ? Ce début en psychanalyse de comptoir peut laisser dubitatif. Puis le film commence, scindé en trois parties qui font intervenir uniquement les deux acteurs interprétant le cannibale et sa victime consentante : la rencontre des deux hommes ; leurs jeux sexuels et la mort de l’un ; les préparations culinaires et les repas de l’autre.

Pour son premier film, le réalisateur allemand Marian Dora (qui l'a par ailleurs aussi écrit, photographié et monté) a choisi une identité visuelle qui passe du réalisme à l’expressionnisme, une fois l’effet littéraire de la séquence du générique passé. Des bâtiments et des espaces verts du bourg dans lequel se déroule l’action, filmés comme dans un documentaire sociologique, aux premières scènes dans la maison du cannibale, tout est baigné d’une lumière blafarde qui rappelle les grands moments de la série Derrick et semble exprimer la froide normalité de ce coin d’Allemagne provinciale. Les bougies font toutefois leur apparition lorsque les jeux pervers des deux hommes commencent : la lumière se fait alors plus chaude et le clair-obscur s’empare de l’écran, laissant d’impressionnantes zones de pénombre dans lesquelles on distingue des choses effroyables. Le travail sur le son est très soigné, passant du naturalisme des débuts aux effets de distorsion et d’assourdissement de la seconde moitié. Le dialogue est réduit au minimum, les deux hommes ne s’étant évidemment pas rencontrés pour faire la conversation. Mi-exploitation, mi-cinéma expérimental, ce Cannibal fait parfois penser au Sombre de Philippe Grandieux, un autre film profondément dérangeant.

Les deux acteurs (Victor Brandl qui interprète Bernd Brandes, la victime dit « la Chair » et Carsten Frank, qui interprète Armin Meiwes, le cannibale dit « l’Homme »), aux physiques plus que communs, jouent la carte du réalisme et vont très loin dans la représentation des actes sexuels et de l’extrême-violence, retrouvant en cela un peu de l’esprit des Actionnistes viennois de la fin des années 60, ces artistes du Happening menés par Otto Muehl et qui provoquèrent en leur temps des scandales mémorables. Dans Cannibal, film de fiction où tout est évidemment simulé, le placement de la caméra, l’éclairage et la qualité des « effets spéciaux » arrivent souvent à faire douter le spectateur, ce qui renforce le malaise.

Le scénario est très malin, offrant à l’horreur un moment de répit au moment où on ne l’attend pas (après le sectionnement du pénis de la victime, le cannibale semble se rendre compte de la folie de la situation et arrête son travail alors que l’autre lui demande de continuer) pour mieux reprendre quelques minutes plus tard, dans une escalade de scènes gores indescriptibles où rien n’est épargné au spectacteur. Pour donner une idée du réalisme des scènes qui suivent la mort de « la Chair », il suffit de dire que le réalisateur a fait subir à une cadavre de porc, utilisé pour les besoins de la chose, tout ce qu’un boucher amateur pourrait lui faire subir dans l’éventration, le dépeçage et l’équarrissage. Et que les scènes de repas dans la toute dernière partie du film commencent là où celles de Massacre à la Tronçonneuse finissent. Le tout montré sans hystérie ni effets clinquants mais avec une placidité et une méticulosité qui font froid dans le dos. Il faut bien les chercher, mais il y a aussi quelques traces d’un humour très cynique dans Cannibal, comme ces scènes qui ouvrent et ferment le film, quand le cannibale croise dans un parc public près de chez lui une classe d’écoliers en promenade-nature ou encore la longue scène de fabrication du boudin noir…

Si l’histoire est racontée du point de vue privilégié du cannibale, on se rend vite compte que celui-ci n’en est pas le personnage principal mais qu’il est dominé par sa future victime, qui lui donne l’un après l’autre les ordres des actions à effectuer (jusqu’à un certain moment, où il ne peut plus, pour une raison toute simple – il est mort - lui en donner aucun). Le premier procès qui a suivi les événements racontés par le film a d’ailleurs focalisé une partie de ses débats sur le fait que la victime était consentante, composante essentielle de l’originalité totale de ce fait divers. Débats appuyés par les vidéos que les deux hommes avaient faites de leurs activités dérangées. On imagine l'ambiance des audiences… Le film de Marian Dora, si on veut le voir au-delà de l’horreur, est aussi une réflexion intéressante sur les rôles dominant-dominé dans une relation sado-masochiste absolument exemplaire. C’est aussi en vrac un film d’horreur, une métaphore sur le désir sexuel (en l’occurrence ici, homosexuel, même si les deux hommes ne sont pas fomellement identifiés comme tels), une étude de psychopathologie, une expérience cinématographique.

Le cinéma allemand (et plus généralement l’art allemand moderne et contemporain) n’est pas avare en provocations destinées à interpeller le bourgeois. Cannibal en est un exemple extrême parmi d’autres. La diffusion très restreinte du film, qui est d’ailleurs interdit en Allemagne depuis sa sortie (et encore à ce jour), le réserve au circuit des festivals de cinéma d’horreur ou alternatif, où il semble provoquer des réactions très contrastées d’admiration ou de répulsion (cf. IMDb). Cannibal pose des questions importantes, pas tant sur la création cinématographique (un film comme celui-ci étant une imitation du réel, on reste dans le domaine de la création artistique et de la liberté d’expression) que sur les motivations profondes qui poussent le spectateur à vouloir voir un tel film en salle ou en DVD. Pour ma part, c’est sans doute la curiosité qui l’emporté. Sans doute. Cannibal est un film extrême que je ne suis pas mécontent d’avoir vu, un film qui fait passer Salo de Pasolini pour de la guimauve (comme l’a par ailleurs fait remarquer un critique). C'est un film difficile et barbare auquel on a le droit de préférer La Mélodie du Bonheur, ses nurses, ses nonnes et ses nazis.

DVD Z1 chez Unearthed Films. Format 1:85. Image granuleuse d’origine. Très bons son et image.

8 février 2009

Ebert, Siskel & Roeper at the Movies


Allez, un post en hommage aux créateurs/animateurs d'une émission TV qui a totalement changé le rapport des spectateurs au cinéma aux Etats-Unis, et par voie de conséquence, dans le monde entier : Rogert Ebert (né en 1942), Gene Siskel (1946-1999) et Richard Roeper (né en 1959).

Le 21 juillet 2008, Ebert et Roeper annoncaient que le format de leur émission At the Movies s'arrêterait en août 2008 après, sous divers avatars, 33 ans d'existence (la plus longue émission de cinéma de l'histoire de la télévison). ABC/Disney, producteur et propriétaire de l'émission, voulait lui donner une autre orientation à partir de septembre 2008 et les deux animateurs avaient décidé, bon gré mal gré, de quitter la boutique.

L'émission, enregistrée depuis toujours à Chicago, a commencé en 1975 sous le titre Sneak Previews : le critique de cinéma Roger Ebert y faisait des critiques argumentées et illustrées d'extraits des films à l'affiche. En 1986, il embarque un autre critique, Richard Siskel. Le format de l'émission, rebaptisée Siskel & Ebert at the Movies change : Ebert & Siskel, assis dans une salle de ciné, discutent à bâtons rompus des films à l'affiche et de certains films anciens. Comme ils ont des goûts plutôt différents sur le cinéma, cela créé assez souvent des discussions enflammées pour le plus grand plaisir des spectateurs. Siskel meurt d'un cancer en 1999 et est remplacé en 2000 par Richard Roeper dans une émission identique au titre modifié : Ebert & Roeper at the Movies. C'est cette émission qui s'arrête en août 2008. En septembre 2008, elle est reprise sous le titre At the Movies avec une nouvelle formule et une toute autre équipe, très rajeunie, des jeunes loups formatés aux écoles de journalisme.

Ebert, Siskel et Roeper ont à leur crédit d'avoir ouvert les yeux des téléspectacteurs américains sur les possibilités de lecture d'un film et essayé de leur faire comprendre que le cinéma était un diverstissement, une industrie mais aussi un art. La critique de cinéma écrite, qui seule faisait référence jusque-là, était doublée par le critique télévisuelle, ce qui lui a donné une visibilité beaucoup plus grande. Leurs analyses courtes mais pertinentes et passionnées d'un film par rapport à son histoire, ses acteurs, son réalisateur, sa technique, ses références, ses significations historiques, sociales et économiques... ont ouvert une porte auprès du public américain et donné naissance à plusieurs générations de critiques en herbe qui, pour certains, ont depuis volé de leurs propres ailes dans la presse, la TV, le web ou la blogosphère.

Ils ont aussi osé intégrer la part de sensibilté personnelle et d'émotion de spectateur que peut avoir le critique de cinéma dans ses avis, des paramètres essentiels que la critique européenne a toujours eu tendance à mettre de côté au profit de l'analyse purement technique ou intellectuelle. Leur système imparable de jugement d'un film depuis 1981 (qui pollue il faut bien l'avouer les jaquettes de DVD Z1) est basé sur les fameux "Thumbs Up" ou "Thumbs Down", qui ont le mérite de la lisibilité immédiate.

Roger Ebert publie depuis 1967 dans le "Chicago Sunday Times" ses critiques de films. Il a aussi publié pas mal de livres sur le cinéma, écrit des scénarios (notamment Beyond de Valley of the Dolls de Russ Meyer...) et a remporté le Pulitzer Prize en 1975 dans la section "Critique de Films". Il est le premier et l'un des trois seuls critiques ciné à l'avoir eu avec Stephen Hunter du "Washington Post" en 2003 et Joe Morgenstern du "Wall Street Journal" en 2005. Cette récompense prestigieuse reconnaissait sa contribution à avoir fait de la critique de cinéma un genre littéraire à part entière.

Souffrant d'un cancer depuis quelques années et incapable de parler suite à ses diverses chirurgies de la mâchoire, Roger Ebert (âgé de 67 ans en 2009) ne participait plus physiquement depuis déjà quelques temps son émission TV mais reste très présent sur son site internet et son blog qui sont d'une lecture qui, personnellement, m'enthousiasme toujours autant, qu'il y parle de "The Dark Knight", de "L'Avventura", de "La Vie des Autres", des "Enfants du Paradis" ou de "Benjamin Button".

Tout cela pour dire que Ebert, Siskel et Roeper, qu'on supporte ou pas leurs gimmicks (et surtout leurs "Thumbs"), sont des grands bonshommes avec formidable culture de l'histoire du cinéma et dont les avis, qu'on les partage ou pas - et pour ma part, je les partage à près de 90 % je pense - sont le type de critiques qui ont mis leur savoir et leur curiosité, leur opinions et leur personnalités au service du grand public auquel ils ont donné les clés pour regarder les films d'une façon plus enrichissante. Ils ont aussi contribué au développement de l'intérêt des américains pour les cinémas d'autres pays, même si il reste encore du beaucoup de travail à faire. Werner Herzog, qui n'est pas le plus commercial des réalisateurs, vient d'ailleurs de dédicacer son dernier film/documentaire (Encounters at the End of the World, 2008) "à son ami Roger Ebert".

En 33 ans, Ebert, Siskel et Roeper ont fait un boulot vraiment remarquable, aux Etats-Unis et dans les pays anglophones mais aussi, par ricochet, partout ailleurs où on va au cinéma ou on regarde des DVD : ils n'en seront jamais assez remerciés et la page qui s'est tournée en août 2008 avec leur départ d'ABC a bien marqué la fin d'une époque.

Un Jour, un Chat (Vojtech Jasny, 1963)


Un merveilleux conte pour enfants à la poésie duquel les adultes ne sauraient rester insensibles, Un jour, un chat (Az prijde kocour), film tchèque réalisé par Vojtech Jasny en 1963, est un parfait exemple de la liberté créatrice à laquelle certains réalisateurs pouvaient prétendre lors du court dégel qui survint derrière le Rideau de Fer au cours des années 1960. Je ne connaissais pas l’existence de ce film jusqu’à il y a quelque jours (encore une découverte dûe au hasard du Net) et mon envie de le voir m’a poussé à commander le DVD sur un site tchèque. Sans regret : c’est un film d’une légèreté qui confine à la grâce.

Au début des années 1960, dans une petite ville tchécoslovaque, un vieil homme regarde avec des jumelles les habitants vaquer à leurs occupations depuis la tour d’une église. Il en commente tout seul les faits et actes, les générosités et les bassesses. Dans la salle de classe primaire de l'école, un maître idéaliste demande à ses jeunes élèves de dessiner ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas dans le monde qui les entoure. Comme ils aiment bien le vieil homme, qui est une figure de la petite ville, celui-ci vient poser pour eux et se met à leur raconter une drôle d’histoire. Autrefois, une troupe itinérante était passée dans la ville, composée notamment d’un magicien, de sa belle assistante et d’un chat portant des lunettes magiques. Quand l’assistante retirait les lunettes du chat, les gens apparaissaient colorés selon leur personnalité (gris pour les voleurs, jaunes pour les infidèles, violet pour les menteurs, rouge pour les amoureux). Cela avait provoqué une belle pagaille dans la ville car personne n’était prêt à être ainsi dévoilé devant tout le monde. Puis la troupe était partie comme elle était venue. Quelque temps plus tard, une musique foraine se fait entendre à l’entrée de la ville : c’est la troupe itinérante qui est de retour avec le chat à lunettes. Après un spectacle public au cours duquel la jolie assistante retire les lunettes du chat, les personnages se colorent comme par magie, selon leurs qualités et leurs travers, pour le plus grand bonheur des enfants qui eux ne changent pas de couleur. Démasqués, plusieurs notables de la ville veulent alors faire la peau du chat pour l’empailler et le mettre au musée. Et la pagaille de recommencer…

Un jour, un chat est donc un conte (et une fable) avec des personnages qui sont des archétypes, comme dans tous les contes : le rêveur, le fourbe, la médisante, la gentille… Et l’univers des adultes est bien distinct de celui des enfants : seuls le maître d'école et le vieil homme font le lien entre les deux. Mais l’histoire n’a pas très grande importance, c’est surtout son esprit qui compte. La morale de la fable est qu'il est difficile de garder adulte les préceptes moraux qu'on nous enseigne lorsqu'on est enfant. Quant à l'esprit poétique de tous les instants, c'est lui qui permet de dire par métaphore des choses sans doute très parlantes aux spectateurs qui ont vu le film à sa sortie. Les lunettes semblent bien être la visière que le communisme impose aux individus, dans son idéalisation pervertie de la société. Une fois les lunettes retirées, l’Homme revenu à lui-même apparaît dans toute sa complexité identitaire. Les enfants, promesse de la nouvelle génération du dégel, sont les premiers à vouloir protéger le chat magique qui leur donne à voir le Monde tel qu’il est lorsqu’il est libéré de la contrainte et des faux-semblants importés de Moscou. Le réalisateur du film, Vojtech Jasny, aura évidemment des démêlés avec la censure soviétique une fois le rideau de fer retombé et partira alors travailler en Allemagne et en Autriche. L’originalité et l’intelligente insolence d’Un jour, un chat lui ont permis de recevoir le Prix Spécial du Jury et le Prix de la Commission Supérieure Technique au Festival de Cannes 1963.

Aujourd’hui, le film peut être vu comme un passionnant témoignage historique de la libération du cinéma tchèque des années 60 et donc de la chose politique de l’époque. Mais c’est l’inventivité visuelle du film qui continue d’étonner : l’utilisation magistrale du format large (1:2.35) qui rend justice à la splendide place publique de la ville (le film a été tourné à Telc, une ville de Bohême classée au patrimoine mondial de l’Unesco) et à sa campagne environnante, le montage qui mélange les longs plans-séquences et les effets psychédéliques, l’irruption de la longue scène de mimes et de marionnettes lors de séquence du spectacle et bien sûr et avant tout, le travail très surprenant sur la couleur (toutes les scènes avec les personnages colorés en gris, jaune, violet ou rouge qui évoluent parmi d’autres en couleurs naturelles). Je ne crois pas avoir jamais vu un film en couleurs l'utilisant de cette façon. La musique du film par Svatopluk Havelka ( ?) est formidable, entre jazz, classique et pop sixties.

Les acteurs, dont je ne connaissais aucun visage, sont tous très bons quand on garde à l’esprit qu’ils jouent dans un conte, ce qui n’implique pas un jeu naturaliste de leur part. Jan Werich (qui incarne à la fois le vieil homme et le magicien) semble avoir été une personnalité du cinéma tchèque et Jiri Sovak (le maître d'école) et Emilie Vasaryova (Diana, l’assistante du magicien) semblent être devenus des stars nationales suite à la sortie du film en 1963. Quant aux enfants, ils sont simplement eux-mêmes et apportent une fraîcheur supplémentaire à cette histoire qui en avait déjà beaucoup. Et le chat, malicieux comme tout, avec ou sans lunettes, est une révélation (les gros plans de ses yeux inquisiteurs qui scrutent les personnages sont géniaux).

Bref, Un jour, un chat (connu en anglais sous les titres When the cat comes ou Cassandra Cat) est une excellente surprise, un film d’une rare originalité, constamment créatif, léger, drôle et enrichi par ses différents niveaux de lecture. Je le recommande sans réserve pour les aventuriers et les curieux.

Le DVD tchèque (Filmexport Home Video) présente le film dans un excellent transfert anamorphique à l’image, couleur et son impeccables. Le film est en tchèque avec sous-titres anglais amovibles. Le DVD est truffé de bonus (le film semble être un classique du cinéma tchèque) mais sans sous-titres, je n’ai donc aucune idée de ce qui est dit dans les divers documentaires et interviews.


7 février 2009

Rescue Dawn (Werner Herzog, 2006)


Werner Herzog n'a-t-il pas la carrière la plus atypique, rigoureuse et logique du cinéma des 40 dernières années ? Oui, cela fait maintenant plus de 40 ans que le réalisateur globe-trotteur allemand nous offre ses visions cinématographiques uniques et inclassables. Entre documentaires subjectifs, grandes fresques suicidaires, films à priori alimentaires et délires sur pellicule, il s'est frayé un sinueux chemin dans la jungle filmique que personne n'avait jamais emprunté avant lui (et sur lequel personne ne semble vouloir s'aventurer à sa suite).

En voyant Rescue Dawn, son dernier film "hollywoodien", j'ai souvent pensé à Objective Burma et autres grands classiques du ciné de guerre/aventures dans la jungle des années 40. L'histoire de ce petit groupe de soldats tombé par accident au Laos pendant Guerre du Vietnam, fait prisonnier dans les geôles du cruel ennemi et travaillant pendant tout le film à préparer et mettre en oeuvre son évasion n'a rien que de bien conventionnel sur le papier. Seulement, Werner Herzog étant qui il est, sa mise en images de l'histoire offre son lot de surprises et de licences poétiques, qui transcendent le matériel de départ.

La longue séquence d'ouverture avec les images d'archives couleur (couleurs d'ailleurs retravaillées à la saturation en post-production) de bombardements de la campagne vietnamienne par les avions US, au ralenti et sur une musique lancinante, est sublime. Ou comment s'approprier des images d'archives de l'armée et les transformer en une pure expérience cinématographique : dès le début, c'est Herzog à son meilleur, qui m'a rappelé son incroyable Lessons of Darkness, le documentaire sur les puits de pétrole en feu lors de la première Guerre du Golfe et véritable survol des paysages de l'Enfer de Dante.

Tout au long du film, les cadrages et les mouvements de caméra sont splendides dans leur fluidité, leur scope et le travail sur la couleur est un émerveillement (ces chemins de terre rouge dans la végétation vert acide !). L'influence de la peinture allemande des contes et légendes du XIXe siècle (celle de peintres comme von Schwind, l'un des favoris de Louis II de Bavière) est sensible et confère aux images une résonance aux limites du fantastique : le film est un film d'aventures mais c'est de toute évidence aussi un conte germanique... dans la jungle du sud-est asiatique.

Christian Bale est totalement dans son rôle (même trop peut-être, les excès habituels de l'acteur dans son appropriation physique de ses personnages interroge sur la frontière du jeu et de la folie, mais Herozg n'avait-il pas autrefois trouvé comme alter-ego Klaus Kinski, indépassable dans le genre ?). Sa transformation au cours du film est saisissante. Steve Zahn qui joue son compagnon de fuite est encore meilleur, c'est dire le niveau atteint par les acteurs (et sans doute le niveau d'exigence qui leur a été imposé par Herzog). Tout film d'Herzog, c'est connu, est un chemin de croix pour ses participants.

La description des cruels Laotiens est franchement raciste (ou condescendante), très éloignée de l'humanisme et le PC de rigueur dans les scénarios contemporains, à part dans le John Rambo de Stallone, réalisé presque en même temps et avec lequel Rescue Dawn a plus d'un point commun. Les deux films auraient fait un excellent "double-bill" en un autre temps.

Apparement, le film ne s'est pas fait dans les meilleures conditions (Herzog voulait faire un film d'Herzog et les producteurs un blockbuster) mais son côté batard lui apporte ce petit truc en plus qui le distingue et lui donne son identité. Et la fin du film, avec ses envolées lyriques et patriotiques, ses drapeaux et ses hourras, pourrait faire grincer plus d'une mâchoire. Cette fin, qui serait attendue dans le film d'un autre réalisateur ou dans celui d'une production des années 40, surprend parce qu'elle apparaît ici dans un film d'Herzog, dans lequel on est en droit de ne pas l'attendre. Voulue par Herzog ou imposée par le studio, peu importe : cette fin, quel que soit le sens qu'on lui donne, le message qu'on lui attribue, est, dans le contexte de tout ce qui a précédé (non seulement dans le film lui-même mais dans le corpus global d'Herzog), suprenante et logique à la fois. Paradoxalement et donc absolument herzogienne.

Pour ma part, j'ai pris Rescue Dawn comme un film d'aventures haletant (mais qui se permet bien des moments de respiration, contrepoints et diversions poétiques parfaitement intégrés), formidablement bien mis en scène et joué et qui bénéficie, cerise sur le gâteau, des obsessions de Herzog sur la dissolution de l'Homme dans la Nature, sur les cycles de vie et de mort, sur la folie parfois salvatrice, sur l'amitié des hommes. Ces fils rouges qui tissent tout le travail du réalisateur depuis les années 60.

Plusieurs fois, Rescue Dawn m'a aussi fait penser à ce qui a du arriver à Sean Flynn, le fils d'Errol Flynn (le lien avec Burma est-il anodin?), acteur de série Z reconverti photojournaliste de talent et disparu corps et biens au Vietnam au début des années 70. Le jeune homme blond que Frédéric Mitterrand évoque de si belle façon au début de son livre "Le festival de Cannes". Dans la réalité, malheureusement, la fin ne s'est pas passée comme au cinéma...

Bref, Rescue Dawn est un film de Herzog typique et atypique à la fois : aussi paradoxal et aussi logique que l'ensemble de l'oeuvre de son réalisateur. Un film hollywoodien et germanique. Un film de la surface et de la profondeur. Et j'aime ça.