31 janvier 2009

Chronique d'un Eté (Jean Rouch & Edgar Morin, 1961)


Lorsque j'ai récemment découvert Chronique d'un Eté, j'ai été subjugué par ce film dont je n'attendais à vrai dire pas grand chose, à part voir les rues et les gens de Paris en 1960 (un sujet qui me fascine toujours, dans le cinéma documentaire ou de fiction). J'avais des préjugés stupides sur Jean Rouch - documentariste et ethnologue africaniste, un sujet qui en revanche ne m'intéresse pas spécialement - et j'ai découvert un film d'une richesse formelle et thématique dont je n'avais aucune idée.

Comme son nom peut l'indiquer, Chronique d'un Eté capture les moments de la vie d'une petite dizaine de personnages à Paris et en proche banlieue au cours de l'été 1960. Ou plutôt, leur donne la parole, individuellement ou en groupe, sous l'oeil et l'oreille alertes du sociologue Edgard Morin, qui fait office de maître des cérémonies. Face caméra, autour d'une table, en promenade dans les rues de Paris... les spécimens d'humanité parisiens étudiés par Morin et Rouch se livrent sans détour ni pudeur, dans un sentiment d'immédiateté qui a du beaucoup surprendre quand le film est sorti. La légereté du matériel technique utilisé (une caméra légère, la lumière naturelle) permet une proximité physique très forte avec les personnages et des plans d'une nouveauté inédite dans le cinéma d'alors, comme cette montée en caméra subjective de l'escalier d'un immeuble parisien décrépi.

Depuis la discussion sur le concept du film au début jusqu'à sa projection à la fin devant ses participants en passant par le micro-trottoir, les confessions personnelles et les conversations de groupe, tout m'a semblé parfait et incroyablement visionnaire. Le voyeurisme de la télé-réalité, les principes narratifs et grammaticaux de la Nouvelle-Vague et du Nouveau Roman, les événements de 1968, tout est déjà en germe (ou en pleine floraison) dans ces 90 minutes d'une liberté paradoxalement très rigoureuse.

Bien sûr, des séquences sortent du lot : la conversation sur l'escalier de l'ouvrier de chez Renault et de l'étudiant africain, la déambulation-monologue de la rescapée des camps (et quelle suprise de voir l'intérieur des anciennes Halles de Baltard, un décor réel fabuleux qui a malheureusement trop peu été utilisé au cinéma), les gros plans sur le visage ravagé d'angoisse et d'espoir de Marilu, la rage sociale de l'étudiant de 20 ans, la fausse Brigitte Bardot pérorant sur le port de Saint-Tropez... mais c'est l'ensemble kaléidoscopique qui est fascinant, à la fois un document précieux et une pure leçon de cinéma.

Bizarrement, un élément absolument secondaire du film est l'un de ceux qui m'a le plus frappé (ce qui confirme d'ailleurs l'originalité absolue du regard que le spectateur est invité à porter sur le film) : quand Marceline traverse la Place de la Concorde, un car de touristes à deux étages et entièrement en verre, au design ultra-futuriste Fifties qui serait bien à sa place dans un film comme Planète Interdite, passe derrière elle. Je n'ai jamais vu un car comme celui-là qui devait faire sensation quand il circulait dans les rues de Paris en 1960. Si quelqu'un a le DVD et pouvait me dire ce qu'est ce véhicule invraisemblable ?

Lorsque le film se termine, on ne peut s'empêcher de se demander ce que ses personnages sont devenus, près de 50 ans plus tard. Ils sont tellement vivants à l'écran le temps du film que les lumières une fois rallumées, leur présence est encore sensible quelque temps, dans une étrange rémanence temporelle. Fin janvier 2009, Edgar Morin est un sociologue encore très actif ; Jean Rouch est mort dans un accident de voiture au Niger en 2004 ; Marceline Loridan a épousé Joris Ivens, est veuve et a réalisé en 2003 un très beau film sur la mémoire d'Auschwitz ("La petite prairie aux bouleaux") ; Régis Debray est devenu un des intellectuels incontournables du paysage français des quarante dernière années ; Marilu Parolini a écrit plusieurs films de Rivette dans les années 70-80... Mais où sont Sophie, Angelo, Landry, Nadine ? Je n'en sais rien, et peut-être cela vaut-il mieux, mais ils sont pour toujours à Paris, sous le soleil de 1960, le temps des 90 minutes de Chronique d'un Eté.

Chronique d'un Eté est sans doute un film que je reverrai de temps en temps pour en apprécier l'inventivité débridée et la bouleversante poésie. Et qui me donne envie de me plonger dans le travail de Jean Rouch. Mes préjugés se sont envolés en moins de deux. Un film vraiment génial.

Le DVD Z2 Arte Video est d'excellente facture, avec des bonus passionnants.

Angels in America (Mike Nichols, 2004)


Angels in America, un téléfilm de 6 heures réalisé par Mike Nichols, a raflé en 2004 le record de 11 trophées à la cérémonie des Emmy Awards (record précédemment détenu par Racines en 1977 avec 9 trophées). Etait-ce vraiment mérité ?

Ce téléfilm HBO d'un budget colossal de 60 millions de $, tiré de la pièce de théâtre homonyme de Tony Kushner (qui avait reçu le Prix Pulitzer et le principal Tony Award en 1993), raconte les conséquences personnelles et collectives du SIDA dans le parcours de plusieurs américain(e)s de la seconde moitié des années 1980. C'est aussi et surtout un manifeste politique gay et une oeuvre américaine archétypique (faite par et pour les américains).

Le téléfilm (mais compte-tenu de son budget, de son ambition, de ses acteurs et de son réalisateur, on peut le considérer comme un film à part entière) est constitué de deux parties de 3 heures chacune : "Le Millénaire Approche" et "Perestroïka". Le casting, étincelant, est mené par Al Pacino (over the top en avocat à succès homophobe qui se meurt du SIDA), Meryl Streep (trois rôles à elle-seule, dont ceux de la mère mormonne d'un gay mal dans sa peau et... d'un rabbin), Emma Thompson (trois rôles, dont celui d'un Ange hystérique). Streep et Pacino ont remporté un Emmy. Deux révélations : Patrick Wilson (un mormon dans le placard) et Jeffrey Wright (un infirmier flamboyant). Le réalisateur Mike Nichols (Qui a Peur de Virginia Woolf, Catch-22, Le Lauréat) a aussi reçu un Emmy.

Angels in America (Emmy du meilleur Téléfilm), dont le scénario a été écrit par Tony Kushner lui-même (un Emmy aussi), mélange tous les genres : c'est un drame, un mélodrame, un film fantastique, un pamphlet politique, un manifeste social, sexuel, culturel et religieux, une fable, un conte de fées (ou de sorcières)... La dizaine de personnages principaux (des gays principalement et quelques femmes périphériques) se croisent, se perdent, se recroisent, vivent, meurent ou survivent. Au début, les méandres du film peuvent faire craindre un fourre-tout de la pire espèce. Il faut avouer que c'est un peu ça. La structure du scénario, tiré d'une pièce très bavarde, est d'une impressionnante complexité : la fin du film essaye de raccorder ensemble toutes les pièces du puzzle sans y parvenir complètement. Beaucoup d'effets spéciaux (plus ou moins réussis) et de très nombreux clins d'oeil à l'histoire du cinéma (notamment les "women's pictures" de Davis et Crawford et au Musical) en font une expérience visuelle assez étonnante. Hommage probable à la France, les références à Jean Cocteau sont très présentes.

Evidemment, Angels in America sera loin de plaire à tout le monde, notamment en France où ce genre de méli-mélo n'a jamais été apprécié (on pourra aussi lui reprocher sa démesure baroque, l'utilisation abusive de la musique, les métamorphoses de Meryl Streep, l'outrance d'Emma Thompson en Ange...). Il y a aussi un écueil, assassin : le texte foisonnant qui devient vite épuisant et qui tient assez souvent l'émotion du sujet à distance. La toute dernière scène, elle, est vraiment bouleversante, mais comment pourrait-il en être autrement ?

Malgré ses quelques défauts, il faut saluer le projet fou d'Angels in America. Produite par la chaîne HBO (Six Feet Under, Les Sopranos, Sex & the City...), voilà une oeuvre télévisuelle audacieuse dans son thème et sa forme qui n'a rien à envier aux films à thèse du grand écran. Une fresque puissante, baroque et littéraire qui part de l'histoire de quelques individus pour dresser un portrait de la résilience de l'Humanité.

L'homosexualité au cinéma (Didier Roth-Bettoni, 2007)


L'Homosexualité au Cinéma de Didier Roth-Bettoni est, vingt-trois ans après L'Homosexualité à l'Ecran de Bertrand Philbert (paru en 1984), le second livre majeur en français consacré au sujet et un travail impressionnant de compilation, de recherche et d'analyse qui rattrape le retard des gender-studies cinématographiques françaises par rapport aux anglo-saxonnes. Ce sont 750 pages très denses (avec 600 illustrations de petites dimensions en N&B) qui font le point sur la représentation de l'homosexualité - masculine et féminine - dans les films entre les débuts du cinéma et 2006. La structure du livre est très inspirée par celle du fameux The Celluloid Closet de Vito Russo (1981), qui lui, ne traitait quasi exclusivement que du cinéma hollywoodien. Dans L'Homosexualité au Cinéma, l'auteur va beaucoup plus loin, étudiant outre le cinéma d'Amérique du Nord (USA et Canada), les productions des autres régions du monde (Europe surtout mais aussi Amérique du Sud, Asie, Afrique, Pacifique et Proche-Orient). Le cinéma français et britannique sont particulièrement bien représentés.


Le livre est divisé en 4 grands chapitres chronologiques, aux titres assez parlants :
- Les années folles (1895-1934) : près de 40 pages
- Les années du placard (1935-1959) : 80 pages
- Les années militantes (1960-1979) : près de 190 pages
- Les années de la visibilité (depuis 1980) : plus de 300 pages
+ une chronologie, une introduction, une conclusion, une liste commentée de 100 films emblématiques, un index des noms, un index de titres et une bibliographie assez complète.

Les quelque 5.000 films (!) mentionnés sont replacés dans le contexte politique et social de leur époque, de leur thématique individuelle et point de vue, de leur réception par la critique et le public, de leurs forces et faiblesses. Les grands classiques y sont tous, sans exception, du Autre que les Autres (Oswald, 1919) - "Différent des Autres" aurait été une meilleure traduction - à Brokeback Mountain (Lee, 2005) et même quelques autres plus récents mais il y a aussi un très grand nombre de titres obscurs qui retrouvent la lumière. Les réalisateurs, acteurs, scénaristes... homosexuels sont également étudiés au fil du texte. Un certain nombre de courts inserts traitent de thématiques particulières ("Portraits générationnels", "Rock Hudson", "Quand la télé s'en mêle", "Vocabulaire"...). Le porno est mentionné mais n'entre pas dans le champ d'étude du livre. L'auteur, qui est journaliste et critique de cinéma, pose un regard objectif sur les films dont il parle tout en gardant un arrière-plan discrètement militant, parfaitement dosé (ce qui n'était pas évident).

Le livre est très bien écrit - dans un style limpide et pas du tout nombriliste - et se lit facilement, mais compte-tenu de son volume, il est plutôt du genre à être parcouru non pas dans l'ordre mais au gré de l'humeur, de la curiosité ou de l'intérêt du lecteur. Un petit bémol : les titres des films sont uniquement les titres français (ça aurait été mieux d'avoir aussi les titres originaux). L'Homosexualité au Cinéma est une somme impressionnante (qui a du demander de longues années de travail) qui sera sans doute, pour les années à venir, la référence absolue en français sur le sujet. C'est aussi, dans une certaine mesure, un parcours dans l'histoire de la chose politique, du tabou et de la censure au cinéma. Il apprend plein de choses, donne envie de découvrir pleins de films et d'en revoir beaucoup d'autres avec un oeil neuf. Il intéressera évidemment en premier lieu les gays et les lesbiennes mais les cinéphiles hétéros y trouveront aussi leur compte grâce à l'intelligence du point de vue de l'auteur qui a su éviter tout prosélytisme. Un livre dense car super-documenté, mais vraiment passionnant. Bref, une réussite.

Editions La Musardine / 34.90 Euros (ce qui n'est pas très cher compte-tenu de son contenu quasi-encyclopédique).

Capitaine Sky et le Monde de Demain (Kerry Conran, 2004)


Jude Law est le Capitaine Sky, qui vole littéralement sur les traces du méchant Dr Totenkopf (un Laurence Olivier d'archives tripatouillées) en compagnie de la journaliste Gwyneth Paltrow et aidé (discrètement) de Giovanni Ribisi et d'Angelina Jolie. Ils affrontent des robots, des dinosaures, des sortes de nazis, des savants fous en traversant tous les paysages possibles, dans les airs, sur terre et sous les eaux...

Mais l'histoire n'a strictement aucune importance : ce qui compte, c'est le fun, les références et les effets spéciaux. Question visuels, on en prend vraiment plein les yeux pendant 1h45. Le film revisite avec une avalanche d'effets spéciaux, la plupart stupéfiants et d'autres volontairement dépassés (rear-projection, mate-painting...), le principe des sérials américains des années 30 et 40. Tout en citant des dizaines et des dizaines de classiques du ciné d'aventures et de s-f. On y retrouve pêle-mêle et j'en oublie plein : King-Kong, Metropolis, L'Empire Contre-Attaque, Horizons Perdus, James Bond, Le Choc des Mondes, Jurassic Park, Hell's Angels, 20.000 Lieues sous les Mers, Independance Day, La Guerre des Mondes, Buck Rogers, Flash Gordon, Indiana Jones, Abyss, Batman... et même Le Magicien d'Oz et Casablanca. Un des grands bonheurs du film est le fait de se dire à chaque moment : "Tiens, cette phrase vient de La Soif du Mal, cette scène de La Guerre des Etoiles".

Le style début des Années 40 et la tonalité sépia/bichrome qui assurent sa cohérence à ce patchwork indescriptible sont un vrai régal. De toute évidence, le réalisateur et les acteurs (qui ont uniquement travaillé devant un fond bleu) s'en sont donnés à coeur joie - même si Gwyneth est un peu figée - et la bonne humeur qui les anime se transmet au spectateur pour peu que celui-ci soit prêt à jouer le jeu. Alors peu importe la légèreté frustrante du scénario et l'inexistence psychologique des personnages : Capitaine Sky et le Monde de Demain est un vrai film pop-corn pour cinéphiles (ce qui doit expliquer son relatif échec aux USA comme ailleurs : le film n'a pas su trouver son public), qui ne s'encombre d'aucun scrupule pour parvenir à ses fins. Nous distraire, nous étonner techniquement et nous faire passer un excellent moment de délire rétro-fantaisiste.

Gag final très rapide mais très drôle qui ne devrait pas manquer de mettre le sourire aux lèvres de chaque spectateur (la tête de Gwyneth !). J'ai vraiment adoré ce film qui se revoit d'ailleurs très bien, comme on reprend avec toujours autant de plaisir sa BD préférée. Captain Sky and the World of Tomorrow sera sans doute un jour un film-culte.

La France (Serge Bozon, 2007)


A l’automne 1917, au plus fort de la Guerre de 14, Camille (Sylvie Testud) reçoit une lettre de rupture de son mari qui est au front et décide sur un coup de tête de partir le retrouver pour essayer de comprendre pourquoi il lui a écrite. Pour passer inaperçue, elle se coupe les cheveux, s’habille en garçon et part à pied dans la campagne vers le front. Elle rencontre une petite compagnie de soldats qu’elle entreprend de suivre pour ne pas cheminer seule. Les soldats la prennent pour un adolescent de 17 ans et acceptent peu à peu sa présence. Ils font la route ensemble, pour le meilleur et pour le pire…

La France est un film dont l'originalité n'a pas cessé de me surprendre quand je l’ai découvert en DVD il y a quelques jours. Je pensais voir un film de guerre, sans doute intimiste, mais un film de guerre quand même. La première scène chantée, qui arrive au bout de 20 minutes environ et à laquelle je ne m’attendais pas du tout, fait soudain passer le film du statut de drame en temps de guerre à celui de drame onirique : c’est un virage complètement inattendu. Le spectateur peut alors sortir du film pour ne plus y rentrer ou alors, comme moi, plonger avec émerveillement dans son étonnante narration. J'ai tout aimé : le scénario, les acteurs (Sylvie Testud m’énerve assez souvent mais ici, elle est parfaite et Pascal Greggory est excellent comme toujours), la photographie, le travail sur la couleur et les splendides scènes de nuit, la composition très picturale des images, les références aux films classiques comme la très belle descente nocturne de la rivière en radeau qui évoque fortement La Nuit du Chasseur, l'audace de ces scènes impromptues chantées par des comédiens non-chanteurs (et ça marche, une fois le premier moment de surprise passé), l'intense poésie de l'ensemble, la très belle fin...

Le film a apparemment divisé les spectateurs et la critique à cause de son point de vue tellement original et qui a pu sembler poseur. C’est pourtant ce qui le rend si fascinant : si la narration avait été classique, La France aurait été un film de plus sur la Guerre de 14, avec un twist un peu gratuit de travestissement qui finalement, aurait sans doute été vite éventé. Le culot du mélange des genres (guerre, mélodrame, musical) que la scénariste Axelle Ropert et le réalisateur Serge Bozon ont osé proposer donne à leur film une identité unique, d’une exceptionnelle fraîcheur. Quant aux questions qu’on peut légitimement se poser sur l'histoire racontée, ses bizarreries et ses incohérences, je pense qu'on peut en avoir chacun sa propre interprétation. C’est ce qui fait que le film est si riche et si beau. Je me suis moi aussi posé quelques questions à la fin mais j'ai fini par trouver mon explication, qui me satisfait et qui en entretient le rêve :

Attention SPOILERS !

Le personnage incarné par Sylvie Testud, ravagé par la lettre de son mari parti au front, se déguise en garçon pour partir le retrouver. Pour se rassurer et avancer dans son dangereux voyage, elle imagine qu'elle rencontre un petit bataillon de soldats avec lequel elle peut faire la route. Elle est pourtant seule jusqu'aux retrouvailles avec son mari, sauf lors des scènes des rencontres avec quelques tiers (le père et son fils, l'informateur, les allemands...). Le film presque entier est donc le périple d'une jeune femme amoureuse prête à tous les dangers pour retrouver son mari, mais un périple vu de son propre point de vue, où l’imaginaire l’emporte sur la réalité. Ses compagnons de voyage n’existent que dans son imagination mais ils lui permettent d’avoir la force physique et surtout mentale de réussir son coup d'audace en limitant sa terreur de marcher seule vers le front. Plusieurs scènes m'incitent à penser le film comme çà, notamment ces fameuses scènes chantées et celle, si étrangement belle, où les soldats sont dans les branches d'un arbre, comme le Chat de Chester d'Alice. La France serait donc d'abord et avant tout une histoire onirique, aux frontières du fantastique.

Un très beau film qui semble être passé rapidement à la trappe malgré son prix Jean Vigo 2007, La France (un titre énigmatique, à l’image du film dans son ensemble) mérite d'être redécouvert. C'est un des mes grands coups de cœur récent, vraiment.

29 janvier 2009

Return to Peyton Place (José Ferrer, 1961)


L'autre jour, il neigeait sur Paris comme sur Peyton Place : c'était le bon moment pour passer une matinée paresseuse avec Return to Peyton Place (Retourne à Peyton Place !), la suite du grand mélo de Mark Robson. Un très bon moment effectivement, le film semblant fait pour ce temps qui donne envie de rester chez soi.

Il y a plein de plaisirs dans Return to Peyton Place, le moindre d'entre eux n'étant pas celui de reprendre tous les personnages du premier film en les faisant jouer par des acteurs tous différents, comme si ils étaient passés comme un seul homme entre les mains d'un chirurgien esthétique radical entre les deux films. C'est surprenant, c'est marrant. Il a aussi la fameuse grammaire mélodramatique appliquée à la lettre (voir le post consacré à Madame X sur ce blog), ce qui est toujours une occasion de grands bonheurs sémantiques. Il y a le Cinémascope et le Technicolor. Il y a ensuite l'effet de miroir entre ce que le film raconte et ce qui est vraiment arrivé à la pauvre Grace Metalious (l'auteure du roman "Peyton Place" et sa suite), mise au ban de la société de sa petite ville de province suite au succès à scandale de son livre (qui fut quand même en son temps, dit-on, le second livre le plus vendu au monde après la Bible) : Grace avait pourtant du nez, sa dénonciation de la bigoterie des puritains américains est bien vue et toujours valide, près de 50 ans plus tard. Et bien sûr, il y a Mary Astor, qui vampirise chaque scène dans laquelle elle apparaît : son rôle de mère abusive et réactionnaire se prêterait à tous les excès mais Mary Astor (quelle actrice géniale !) sait garder la mesure d'équilibre qui la rend plus effrayante encore que si elle était tombée dans l'outrance : sa dernière scène est un modèle d'understatement, une perfection.

L'acteur José Ferrer s'essaye à la réalisation correctement, c'est ni bien ni mal. Mail il y a quand même deux grosses faiblesses dans Return to Peyton Place, toutes deux liées aux limites d'acteurs. Carol Lynley ne sait tout simplement pas jouer (la seule fois où je l'ai appréciée est dans L'Aventure du Poséidon, où son rôle n'implique pas de savoir jouer) et plombe toutes ses scènes, ce qui est dommage quand on a le premier rôle. Et Jeff Chandler, en éditeur malin, ne semble pas à son aise, emprunté et peu convaincant. J'aurais préféré Joan Crawford, qui aurait d'ailleurs pu y prolonger son rôle de The Best of Everything, un autre mélo d'enfer (cf. le post dédié à ce film aussi sur ce blog) dont quelques accords de la musique sont étonnament utilisés dans la scène de la party de Return to Peyton Place. Il y aurait eu un piment supplémentaire. Tiens à propos de Crawford et Chandler, quand sortiront-ils enfin Female on the Beach (La Femelle sur la Plage) en DVD ?

Bref, Return to Peyton Place, s'il n'atteint pas les sommets de Peyton Place (pour ceux qui aiment ce genre, je comprend qu'il y ait de la résistance) ne mérite pas l'opprobe dont il est vêtu : je ne l'aurais sans doute moi-même pas vu sans une occasion inattendue. C'est une suite très décente d'un mélo difficilement égalabale, une suite qui dit des choses très justes sur les sociétés confinées, l'hypocrisie et les moyens de la défaire. Et puis, Mary Astor en mégère...

A Summer Place (Delmer Daves, 1959)


Après avoir réalisé principalement des films noirs, des films de guerre et des westerns depuis le milieu des années 40, Delmer Daves effectua un virage à 180° en 1959 avec A Summer Place (Ils n’ont que vingt ans), un surprenant mélodrame qui connut un succès immense, remplit à ras bord les caisses de la Warner, fit pour un temps de Sandra Dee et de Troy Donahue les chouchous de l’Amérique et modifia en profondeur les règles de censure morale du cinéma grand public hollywoodien.

En 1959, sur une petite île de la côte Est des Etats-Unis, les Hunter (Arthur Kennedy & Dorothy McGuire) et leur fils Johnny (Troy Donahue), propriétaires d’un hôtel sur le déclin, reçoivent la visite des Jorgenson (Richard Egan & Constance Ford) et de leur fille Molly (Sandra Dee), nouveaux riches qui ont décidé de passer quelques jours de vacances au bord de la mer. Seulement Ken Jorgenson, brillant homme d’affaires, était vingt ans auparavant un simple employé de l’hôtel géré par les grands-parents Hunter et l’amant de Sylvia Hunter : le séjour ravive la flamme entre les anciens tourtereaux, déclenche l’hystérie de la frigide Mme Jorgenson et aggrave l’alcoolisme de Mr. Hunter. Pour empirer les choses, les rejetons des deux couples tombent amoureux l’un de l’autre, flirtent dès le premier soir, passent une nuit dehors et brisent les ambitions sociales de Mme Jorgenson, qui rêve d’un beau mariage d’argent pour sa fille. Rancœurs, haines et insultes fusent parmi les adultes tandis que les enfants envisagent une fugue pour vivre tranquillement leur passion nouvelle…

A Summer Place vogue évidemment sur le succès de Peyton Place (Mark Robson, 1957) et comme lui, invite le spectateur, par le biais du mélodrame, à entrer dans la vie intime de ses protagonistes à travers l’évocation de leur sexualité. Ici, l’originalité vient du fait que les deux générations connaissent les bonheurs et les affres du désir : Ken Jorgenson et Sylvia Hunter d’un côté (qui approchent de la cinquantaine et retrouvent avec la passion l’énergie de leur jeunesse passée), Johnny et Molly de l’autre. L’acte sexuel est évoqué à de nombreuses reprises, par les dialogues (notamment de la mère Jorgenson, qui semble lui vouer une véritable phobie) et par des ellipses comme le naufrage des jeunes dans la tempête suivi de leur nuit au clair de lune sur la plage isolée. Le mot « sexe » est prononcé plusieurs fois dans le cours de l’intrigue, ce qui constitue une sorte de précédent dans le cinéma hollywoodien grand public de l’époque et encore aujourd’hui, réussit encore à surprendre dans le contexte formellement « grande production de studio » du film. Plus étonnant encore sont l’évocation de l’adultère consommé des adultes, des thèmes limpides du divorce et du remariage, de la défloration des jeunes filles (par une invraisemblable scène, sans doute le clou du film, où Mme Jorgenson fait examiner la virginité de sa fille par un médecin), de la sexualité des teenagers, conduisant ici à une grossesse prénuptiale… Bien sûr, on est dans un film de 1959 donc le sexe est toujours, dans le scénario, lié au sentiment amoureux, mais en filigrane et pour le spectateur d’aujourd’hui, c’est bien de baise qu’il s’agit et c’est cela qui ne manque pas d’étonner, cinquante ans plus tard. Même si quelques scènes du film, sans doute autrefois sérieuses, ne peuvent que provoquer l’hilarité aujourd’hui par l’emploi d’euphémismes savoureux : Sandra Dee répète à plusieurs reprises qu’elle a été « good » (= qu’elle est toujours vierge) et demande à Troy Donahue s’il a déjà été « bad » avec des filles (= s’il a couché). Le succès d’A Summer Place a en tous cas permis aux films hollywoodiens de commencer à parler de sexualité de façon plus directe et le tournant qu’a représenté en ce sens le début des années 60 au cinéma lui doit sans doute beaucoup.

A Summer Place, au-delà de son scénario culotté, bénéficie d’un excellent casting, notamment les quatre adultes dont deux, Mrs Jorgenson et Mr Hunter sont des stéréotypes de névrotisme et de veulerie tandis que les deux autres, Mr Jorgenson et Mrs Hunter, sont des portraits beaucoup plus nuancés. J’adore particulièrement Constance Ford (Mrs Jorgenson) qui vole la vedette à ses partenaires dans chacune de ses scènes. Ses échanges perfides avec son mari, sa fille et les autres protagonistes de l’histoire, sont de grands moments d’hystérie contenue. Sandra Dee, petit boudin blond à la bouche avenante et à la coiffure bouffante, tire assez bien son épingle du jeu et le « heartthrob » (beau gosse) Troy Donahue joue… comme Troy Donahue, c’est-à-dire de façon très limitée mais sympathique par son application.

La photo, le cinémascope et le technicolor apportent un lyrisme de chaque instant au film, encore amplifié par le magnifique score de Max Steiner, dont le thème principal connut un immense succès et fit entrer la B.O. dans les charts de l’époque. A Summer Place fut un des top-grossers de 1959 et entraina la mise en chantier immédiate de quelques autres mélodrames basés sur la même formule, dont plusieurs (Parrish, Susan Slade, Rome Adventure : tous les trois récemment sortis dans un coffret DVD Z1) furent aussi réalisés par Delmer Daves et interprétés par Troy Donahue, dont ils constituèrent en quelque sorte le bouquet final de la carrière (Donahue continua dans l’alcool, s’en sortit grâce aux AA et mourut oublié en 2001).

Attention SPOILER !

Pour ceux ou celles qui, comme moi, aiment lire entre les lignes des films et les sur-interpréter, A Summer Place réserve aussi une dernière surprise, et de taille celle-là : si on creuse un peu, il n’est pas du tout invraisemblable, compte-tenu de la chronologie de l’histoire des personnages, que Troy soit le fils né de l’ancienne liaison de Mrs Hunter et de Mr Jorgenson. Et donc le demi-frère de Molly. A la fin du film, leur enfant à naître serait donc le fruit d’un inceste. Now, that would really be bad ! Et le vertige nous prend ! En tous cas, pour un film grand public de 1959, c’est du jamais-vu…

Un excellent mélodrame des familles donc, au sens propre et à la moralité salée.

15 janvier 2009

Avant que j'oublie (Jacques Nolot, 2007)


Encore un film que j’ai découvert au hasard d’un topic récent, en parcourant le forum Criterion. Intrigué, j’ai acheté le DVD sur PriceMinister et après quelques semaines de purgatoire dans la pile des galettes abandonnées, j’ai décidé de le regarder il y a quelques jours, Avant que j'oublie. Putain de film !

Pierre va avoir 60 ans et ne le vit pas très bien. C’est un ancien gigolo qui vient de perdre son protecteur de longue date et qui, par négligence, a laissé passer l’héritage confortable qui lui était destiné. L’été de la canicule dans son petit appartement parisien, il fume beaucoup, essaye d’écrire, regarde la télé, fait monter des gigolos réguliers et hésite à commencer une trithérapie après 24 ans de séropositivité sans trop de problèmes. Il sort aussi un peu, pour aller voir des copains de son âge, qui eux aussi ont des soucis d’argent (parce qu’ils en ont trop ou pas assez), de gigolos et de corps qui s’affaissent... Il rencontre l’ex d’un ex qui a fait de la prison puis fortune, un jeune gigolo à qui il donne quelques conseils désabusés et quelques autres personnages qu’il connaît de près ou de loin. Tout ce petit monde discute beaucoup, des regrets du passé, de l’ennui du présent et de l’angoisse du futur dans des pièces aux fenêtres grandes ouvertes ou aux terrasses des cafés aoûtiens…

Avant que j’oublie montre avec un réalisme étonnant une niche de population quasiment jamais représentée dans le cinéma contemporain : celle des "homosexuels célibataires qui approchent de l’âge de la retraite" et qui voient avec inquiétude et cynisme le moment des grandes solitudes et des constats auxquels ils peinent à faire face. Le fait que le personnage principal soit, en plus d'être une vieille pédale (le terme "gay" n'est pas employé une seule fois dans le film), un ancien gigolo qui a eu son heure de gloire, lui donne un supplément d'originalité. Jacques Nolot, visage régulier du cinéma français depuis les années 80 (notamment dans plusieurs films de son pote Téchiné), a écrit et réalisé un film sans doute en partie autobiographique mais qui touche, malgré la spécificité du milieu décrit, à l’universel grâce aux questions qu’il soulève sur le vieillissement et ses effets secondaires, du tarissage des revenus à l’isolement, de la perte d’énergie à la disparition progressive de l’entourage, des soucis de santé aux regrets de ce qu’on n’a pas fait. Dans le cas du personnage du film, pas d’enfants ni de petits-enfants pour occuper ses pensées, pas de chat ni de chien pour lui tenir compagnie, juste la solitude d’un type sur le retour et l’écriture qui ne coule pas de source. Le film est presque exclusivement masculin : deux personnages de femmes, pas franchement sympathiques, apparaissent le temps de deux courtes scènes.

Le film est constitué d’une série de séquences qui racontent à peu près une journée d’été de la vie de Pierre, du petit matin à la nuit tombée. Pierre (joué par Jacques Nolot lui-même, dans une performance stupéfiante de franchise), par ses contacts avec les autres protagonistes de l’histoire, nous évoque de façon très subtile qui il est mais aussi qui il a été et, peut-être, qui il sera. Quelques-unes de ces séquences sont vraiment étonnantes : notamment l'abstraction symbolique du pré-générique (un cercle noir qui dévore peu à peu un fond blanc), la toute première où le corps nu de cet homme de 60 ans est montré sans fausse pudeur et la toute dernière, fin ouverte que je ne dévoilerai pas mais qui est un magnifique moment de cinéma, l’un des plus forts que j’ai vus ces dernières années. Le génie de Nolot en tant que scénariste et réalisateur est d’avoir fait un film grave, parfois désespéré, mais aussi plein de moments d’humour et de ridicule sans aucune trace de caricature (la discussion des michetons sur le prix des gigolos, l’entrée illégale dans l’appartement du mort, le notaire marié qui fait venir des mecs entre deux signatures d'actes…). D'avoir choisi pour la photo, très belle, une lumière crue et solaire qui retire au film toute morbidité. Et d’avoir donné à Pierre une dignité de tous les instants, dans la conversation comme dans la sodomie. Les dialogues sont excellents, ciselés et souvent littéraires (j'ai plusieurs fois pensé à Rohmer) et dits avec panache par les comédiens dont quelques-uns sont des non-professionnels qui jouent leur propre rôle.

Avant que j’oublie n’est évidemment pas destiné à tous les publics (les scènes de sexe, toutes simulées, sont assez crues et les homophobes devraient serrer les dents) mais pour celles et ceux (homos, hétéros et autres) qui aiment les films à la fois dérangeants et sensibles, durs et drôles, écrits et libres, c’est un titre à conseiller sans réserve. C’est à mon avis un des meilleurs films français récents, un des plus audacieux aussi. Dans le bonus du DVD, Nolot dit que « ce film est né d’un besoin de dire ». Il dit, c’est vrai, des choses très justes, mais il a aussi fait un sacré beau film. Et cette fin !

J’ai maintenant très envie de découvrir les deux films de la trilogie de Nolot qui précèdent Avant que j’oublie : La chatte à deux têtes, sur la journée d’un ciné porno et L’arrière-pays, un retour sur le pays de l’enfance et l’adolescence du réalisateur.

Le DVD Z2 édité chez Blaqout est excellent (image et son) / Format 1.66 anamorphique / Sous-titres anglais optionnels / Bonus : Entretien (environ 20 minutes) avec Jacques Nolot + Préface de Serge Toubiana / Durée du film : 1h48